La généalogie de Jésus : le mystère de l’incarnation

Noël est passé, la fête était belle, on a bien mangé et reçu beaucoup de cadeaux. Comme nous sommes très pieux, nous sommes aussi allés à la messe ; si c’était la messe du soir, nous avons entendu l’annonce aux bergers de la naissance du Sauveur. Si c’était celle du jour, nous avons eu droit à une lecture appelée « Prologue de saint Jean », d’une très haute portée théologique, mais malheureusement pas toujours très accessible à des oreilles profanes.

Mais le texte que je voudrais vous partager aujourd’hui est lu quelques jours avant Noël, et il est la hantise des prêtres, d’une part parce que la lecture en est rébarbative, d’autre part parce que l’homélie qui s’ensuit n’est pas évidente. Il s’agit de la généalogie de Jésus, que l’on trouve sous deux formes chez Matthieu et chez Luc.

Fils de …

Chez Matthieu, ça donne ça :

Généalogie de Jésus, Christ, fils de David, fils d’Abraham. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, Juda, de son union avec Thamar, engendra Pharès et Zara, Pharès engendra Esrom, Esrom engendra Aram, Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naassone, Naassone engendra Salmone, Salmone, de son union avec Rahab, engendra Booz, Booz, de son union avec Ruth, engendra Jobed, Jobed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David. David, de son union avec la femme d’Ourias, engendra Salomon, Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa, Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Acaz, Acaz engendra Ézékias, Ézékias engendra Manassé, Manassé engendra Amone, Amone engendra Josias, Josias engendra Jékonias et ses frères à l’époque de l’exil à Babylone. Après l’exil à Babylone, Jékonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Éliakim, Éliakim engendra Azor, Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akim, Akim engendra Élioud, Élioud engendra Éléazar, Éléazar engendra Mattane, Mattane engendra Jacob, Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus, que l’on appelle Christ.
Le nombre total des générations est donc : depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations ; depuis David jusqu’à l’exil à Babylone, quatorze générations ; depuis l’exil à Babylone jusqu’au Christ, quatorze générations. Mt 1, 1-17

Et chez Luc :

Quand il commença, Jésus avait environ trente ans ; il était, à ce que l’on pensait, fils de Joseph, fils d’Éli, fils de Matthate, fils de Lévi, fils de Melki, fils de Jannaï, fils de Joseph, fils de Mattathias, fils d’Amos, fils de Nahoum, fils de Hesli, fils de Naggaï, fils de Maath, fils de Mattathias, fils de Séméine, fils de Josek, fils de Joda, fils de Joanane, fils de Résa, fils de Zorobabel, fils de Salathiel, fils de Néri, fils de Melki, fils d’Addi, fils de Kosam, fils d’Elmadam, fils d’Er, fils de Jésus, fils d’Éliézer, fils de Jorim, fils de Matthate, fils de Lévi, fils de Syméon, fils de Juda, fils de Joseph, fils de Jonam, fils d’Éliakim, fils de Méléa, fils de Menna, fils de Mattatha, fils de Natham, fils de David, fils de Jessé, fils de Jobed, fils de Booz, fils de Sala, fils de Naassone, fils d’Aminadab, fils d’Admine, fils d’Arni, fils d’Esrom, fils de Pharès, fils de Juda, fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham, fils de Thara, fils de Nakor, fils de Sérouk, fils de Ragaou, fils de Phalek, fils d’Éber, fils de Sala, fils de Kaïnam, fils d’Arphaxad, fils de Sem, fils de Noé, fils de Lamek, fils de Mathusalem, fils de Hénok, fils de Jareth, fils de Maléléel, fils de Kaïnam, fils d’Énos, fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu. Lc 3, 23-38

Comme vous pouvez le constater, c’est assez indigeste ! C’est le genre de passage de la Bible où on saute des pages …

Deux généalogies différentes …

En y regardant de plus près, il y a quelques différences notables : d’abord la généalogie de Matthieu est descendante (d’Abraham à Jésus) alors que celle de Luc est ascendante (de Jésus à Adam). Ensuite, Jésus descend de David par son fils Nathan chez Luc, et par son autre fils Salomon chez Matthieu. Enfin, Matthieu ne remonte qu’à Abraham, tandis que Luc se paye le luxe de remonter directement à Adam. Cette différence s’explique par le fait que Matthieu, d’une manière générale, s’adresse à des Juifs devenus chrétiens, donc inscrit Jésus dans l’histoire du peuple juif et la lignée royale. Luc de son côté, s’adresse plutôt à des chrétiens d’origine païenne, et insiste donc sur l’universalité du salut : Jésus est fils d’Adam « comme tout le monde ».

En y regardant d’encore plus près, au risque de s’abîmer les yeux, on verra que non seulement les noms changent d’un texte à l’autre, mais encore qu’ils ne correspondent pas forcément aux récits bibliques de l’histoire d’Israël. Et si l’on compte bien, pour arriver à 14 générations entre le retour d’exil et Jésus, il faut effectivement faire intervenir l’Esprit Saint. Bref, ça sent le bidouillage à plein nez ! Et les (nombreuses) tentatives d’harmonisation, introduisant ici et là la loi du lévirat (la femme d’un homme mort sans enfant devait épouser son frère pour lui donner une descendance) ou une parenté entre Joseph et Marie (Matthieu indiquerait la lignée de Joseph et Luc celle de Marie, les deux étant parents pour expliquer les intermédiaires communs) font surtout ressortir la perplexité des commentateurs depuis les débuts du christianisme.

… et ressemblantes

Mais il y a aussi des ressemblances, et elles sont importantes. Tout d’abord, les deux généalogies comptent un nombre de générations multiples de sept : 42 (6×7) chez Matthieu, 77 (11×7) chez Luc ; or le chiffre 7 représente dans la Bible la perfection. Ensuite, ces généalogies énumèrent presque uniquement les ancêtres mâles de Jésus, comme cela était d’usage à l’époque. Enfin, et surtout, les deux généalogies incluent les personnages les plus importants de l’histoire du Salut : les patriarches (Abraham, Isaac et Jacob), le roi David et ses ascendants directs, Zorobabel qui reconstruisit le Temple de Jérusalem après l’exil à Babylone, et bien sûr Joseph. Notons que dans les deux cas, cette paternité de Joseph, si elle n’est pas mise en doute, pose question ; chez Luc, Jésus était « à ce que l’on pensait » fils de Joseph ; chez Matthieu, la formule est encore plus alambiquée : Joseph est « l’époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus ». Mais de fait, il n’est pas nécessaire d’être le géniteur pour être le père

On comprend bien que ces deux récits ont un seul et même objectif : inscrire Jésus dans l’histoire humaine. Le Sauveur promis n’est pas un ange, ni un fantôme, ni une figure de style : il est un être humain, semblable aux autres « en toute chose excepté le péché », avec un père et une mère ; il est héritier d’une histoire, celle d’Israël, dont il est aussi l’aboutissement en tant que Messie promis (fils de David). Dieu n’a pas fait semblant d’être homme, il l’est devenu totalement. Et c’est parce qu’il est totalement Dieu et totalement homme que Jésus peut nous sauver.

Du bruit et de la fureur

Par Jésus, Dieu est donc entré dans l’histoire humaine ; et quelle histoire ! En dehors de Marie, Matthieu cite dans sa généalogie 4 femmes : Thamar, Rahab, Ruth et Bethsabée. Il est raconté au chapitre 38 de la Genèse une histoire bien peu édifiante au sujet de Thamar, qui avait épousé successivement les deux fils de Juda (l’un des douze fils de Jacob, le petit-fils d’Abraham) sans avoir de descendance ; pour perpétuer le nom, Thamar se déguisa alors en courtisane pour coucher avec son beau-père, dont elle eut des jumeaux.

Quelques siècles plus tard, Rahab, une prostituée de Jéricho, accueillit et cacha dans sa maison les espions envoyés par Josué pour repérer les lieux avant d’attaquer la ville, et leur sauva la vie. Lorsque les murailles de Jéricho tombèrent au son de la trompette, toute la ville fut passée au fil de l’épée, sauf Rahab et sa famille, qui demeura « au milieu d’Israël » (Livre de Josué).

L’histoire de Ruth, racontée dans le livre du même nom, est assez attachante. C’est une étrangère, une Moabite, mariée à un Israëlite de Bethléem ; à la mort de ce dernier, elle s’attacha à sa belle-mère, Noémie (« Ne me force pas à t’abandonner et à m’éloigner de toi, car où tu iras, j’irai ; où tu t’arrêteras, je m’arrêterai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu »), et la suivit jusqu’à Bethléem, où elle épousa le vieux et riche Booz (lui-même fils de Rahab).

Bethsabée, la malheureuse, n’est citée par Matthieu que comme « la femme d’Ourias ». L’histoire est connue, on la trouve au chapitre 11 du second livre de Samuel. Un jour que David se promène sur sa terrasse, il aperçoit une femme très belle en train de se baigner ; profitant de l’absence de son mari Ourias, alors à l’armée, il couche avec elle et la met enceinte. Il rappelle alors Ourias dare-dare et manigance pour qu’il passe la nuit avec sa femme ; peine perdue, Ourias est un brave qui a le sens de l’honneur : « Joab, mon seigneur, et les serviteurs de mon seigneur le roi campent en rase campagne. Et moi, j’irais dans ma maison manger, boire et coucher avec ma femme ! Par ta vie, par ta propre vie, je ne ferai pas une chose pareille ! » Il signe là son arrêt de mort ; David le renvoie à la guerre avec un message pour Joab, le chef des armées, lui ordonnant de mettre Ourias en première ligne pour qu’il soit tué. Aussitôt dit, aussitôt fait, et David peut alors tranquillement prendre Bethsabée pour femme. La suite de cette histoire pour le moins scabreuse nous montre le repentir de David et sa foi en la miséricorde de Dieu ; et si le fils de l’adultère meurt finalement en bas âge, son frère Salomon sera, parmi la nombreuse descendance de David, son successeur légitime, réputé pour sa sagesse.

Pas très reluisant

Récapitulons : une intrigante qui se fait faire un gosse par son beau-père ; une prostituée qui trahit son pays pour sauver sa famille ; une jeune veuve qui n’hésite pas à séduire un riche vieillard, parent de sa belle-mère ; une épouse délurée qui se laisse corrompre par le pouvoir en place. Tout ça n’est pas très reluisant : on aurait pu rêver mieux pour un Sauveur ! Quand Jésus prend la défense de la femme adultère, se souvient-il qu’il est le descendant de Bethsabée ? Et quand il loue la foi du centurion romain, a-t-il conscience d’être de la lignée de Ruth la Moabite ?

Mais ces figures de femme témoignent toutes du besoin fondamental d’engendrer, de faire advenir la vie coûte que coûte. Inceste, prostitution, adultère, rien ne les arrête ! Mais entre les lignes, on peut y lire aussi la fidélité, la loyauté, le dévouement : rien de ce qui est humain n’est étranger au Christ. Quand Dieu prend notre chair, il la prend totalement, avec sa grandeur et ses bassesses, avec ses parts de lumière et d’obscurité. L’incarnation que nous fêtons à Noël, c’est celle de Dieu, bien sûr, mais c’est aussi la nôtre, car nous aussi avons dans notre histoire personnelle de tels ancêtres, nous aussi oscillons sans cesse entre le sublime et le mesquin. Alors, quand notre propre incarnation nous gêne aux entournures, souvenons-nous de celle de Jésus : c’est dans cette histoire-là, la nôtre, que Dieu est venu planter sa tente.

Image par Clker-Free-Vector-Images de Pixabay 

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