Thomas d’Aquin : le Docteur angélique

Fête de saint Nicolas, ce 6 décembre 1272. Comme chaque jour, Frère Thomas célèbre la messe dans la chapelle du couvent Saint Dominique de Naples, puis il retourne dans sa cellule pour continuer son travail d’écriture ; mais la plume lui tombe des mains. Plusieurs semaines durant, il reste sans écrire ni dicter, presque sans parler, au point que son secrétaire, Frère Réginald, s’inquiète : « Père, comment laissez-vous inachevée une œuvre si grande, entreprise par vous pour la gloire de Dieu et l’illumination du monde ? » Thomas soupire : « Réginald, mon fils, je vais vous apprendre un secret ; mais je vous adjure, au nom du Dieu tout-puissant, par votre attachement à notre Ordre et l’affection que vous me portez, de ne le révéler à personne, tant que je vivrai. Le terme de mes travaux est venu ; tout ce que j’ai écrit et enseigné me semble un brin de paille auprès de ce que j’ai vu et de ce qui m’a été dévoilé. Désormais j’espère de la bonté de mon Dieu que la fin de ma vie suivra de près celle de mes travaux. »

Somme théologique

Tout ce que j’ai écrit me semble un brin de paille, dit-il. Et qu’a-t-il écrit ? Rien moins que la Somme théologique, la plus grande entreprise de synthèse de la foi chrétienne. Dix ans de travail, 512 questions, 3000 articles, deux millions de mots, quatorze millions de caractères (trois fois le volume de la Bible), des phrases concises et des mots précis (en latin, bien sûr) : l’intention était « d’exposer la foi chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants ».

L’ensemble, écrit selon le procédé des disputatio, suit une architecture très claire : chaque question représente un thème, décliné en autant d’articles que nécessaire pour y apporter une réponse claire. Chaque article se décompose en général en quatre parties : à chaque question, Thomas commence par exposer diverses objections (sententiae) possibles, puis avance un argument majeur (sed contra), qui répond, de façon un peu lapidaire, à la question ; réponse qu’il développe et démontre ensuite plus largement (respondeo dicendum), avant de proposer des solutions (explicatio) à chacune des objections préalablement émises. Si le procédé des questions n’était pas nouveau, il revient à Thomas d’Aquin de l’avoir appliqué avec un ordre et une méthode implacables.

Ordre et méthode

Style, vocabulaire, mentalité : il faut reconnaître que pour un lecteur du XXIe siècle, ce traité « pour débutants » du Moyen-Âge est assez illisible (même traduit en français). Mais si cette Somme nous assomme, il faut reconnaître que, de toute évidence, l’homme sait où il va, et s’il semble toujours mesurer ses pas, ce n’est pas par indécision, mais par souci de ne rien laisser au hasard.

En réalité, tout l’homme est là : son écriture, très synthétique, est le signe d’une pensée extrêmement ramassée, entièrement tendue vers la vérité, comme un athlète au stade concentre toute son énergie vers le but à atteindre. Sa rigueur passionnée, sa réflexion philosophique et scientifique, son exceptionnelle capacité de travail (il est capable de dicter à trois secrétaires trois œuvres différentes en même temps), sont au service de son unique obsession : la vérité.

Mais si Thomas est connu aujourd’hui surtout comme philosophe et théologien, c’est comme exégète qu’il a le plus enseigné. Des milliers et des milliers de pages de commentaires et d’interprétation de textes bibliques sont parvenues jusqu’à nous, sans compter les œuvres liturgiques (le célèbre Tantum ergo), les sermons, les commentaires d’auteurs divers (Aristote, bien sûr, ainsi que Pierre Lombard et ses Sentences, passage obligé des théologiens de l’époque), des opuscules sur des sujets divers, une Somme contre les Gentils ainsi que d’innombrables questions disputées comme on le faisait à l’époque à l’université.

Le bœuf muet

Si l’on connaît la vie de saint Thomas, de sa naissance près de Naples vers 1224, à sa mort à l’abbaye de Fossanova près de 50 ans plus tard, de son enfance à l’abbaye bénédictine du Mont-Cassin (ses parents l’avaient destiné à en devenir l’abbé) à son entrée dans l’Ordre des prêcheurs en 1244, de ses études à son enseignement à Paris ou à Naples, l’homme lui-même ne se livre pas. Taciturne, mangeant peu (on le représente plutôt gros, mais il était surtout très grand), parlant moins encore, le bœuf muet, comme le surnomment ses camarades d’études, est un homme solitaire, peu expansif, humble jusqu’à la timidité. Son maître Albert le Grand pressent déjà en lui le futur grand théologien : « Vous voyez ce bœuf que vous appelez muet. Eh bien ! il fera retentir bientôt tout l’univers de ses mugissements. »

Il ne faut jamais perdre de vue que lorsque l’Église proclame une personne « sainte », c’est en raison de la sainteté de sa vie, et non de ses œuvres. Alors on peut ne pas être thomiste et admirer malgré tout son amour de la vérité (c’est la devise des Dominicains : Veritas !) et son humilité (c’est de la paille !). Pour ne rien laisser transparaître de soi dans une œuvre aussi colossale, il faut être vraiment détaché de tout. Pour sa canonisation, l’Église a retenu son intense piété eucharistique, sa chasteté, son ascèse et son esprit d’obéissance ; et bien sûr, son amour de Dieu : « Ce n’est pas l’amour de la connaissance qui pousse le théologien à scruter son objet, c’est l’amour de cet objet lui-même. »

Ses contemporains soulignent sa bonté et sa bienveillance. Une anecdote célèbre rend bien compte de son état d’esprit ; un de ses jeunes frères s’exclamant soudain : « Frère Thomas ! voyez ! un bœuf qui vole ! », Thomas se lève de sa table de travail et va tranquillement à la fenêtre admirer le phénomène ; comme tout le monde rit, il dit simplement : « Je m’étonnerais moins de voir un bœuf voler qu’un religieux mentir ». Manque d’humour diront certains, crédulité diront d’autres ; mais on peut aussi voir en lui un homme qui ne soupçonne pas le mal !

Angelicum

J’espère que la fin de ma vie suivra de près celle de mes travaux, avait-il dit au Frère Réginald. Sa prière fut exaucée puisqu’il mourra le 7 mars 1274, 3 mois seulement après sa vision décisive du 6 décembre. Il sera canonisé en 1323, cinquante ans plus tard, et son corps transféré au couvent des Jacobins à Toulouse. Deux siècles plus tard, il sera proclamé Docteur de l’Église. Il est fêté partout dans le monde le 28 janvier comme patron des écoles et universités catholiques.

 

La description de saint Thomas d’Aquin est tirée de l’ouvrage du même nom, du P. Sertillanges, op, 1931.

Image : Thomas d’Aquin, Fra Angelico, 1395-1455

 

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