En lisant mes derniers articles de la rubrique La Bible expliquée à ma sœur, vous avez peut-être été surpris d’y découvrir une interprétation des textes bibliques parfois un peu capillotractée. Et de fait, lorsque ma sœur m’a demandé de lui « expliquer la Bible », elle pensait sans doute que la Bible était « explicable », que la difficulté de sa lecture résidait seulement dans le style un peu (beaucoup) dépassé de son écriture, et qu’il suffisait d’en faire, finalement, une mise à jour.
Étudier, interpréter, questionner
Ce n’est pas faux, et il se trouve que la mise à jour des textes bibliques existe depuis leur commencement : on appelle ça l’interprétation, ou exégèse (du grec exegesis : mener hors de) et les rabbins s’y adonnent depuis la nuit des temps. Cette interprétation a pris rapidement le nom de Loi orale, ou Tradition des Anciens, à côté de la Loi écrite qu’est la Torah (les cinq premiers livres de la Bible). Comme son nom l’indique, elle se transmettait oralement. Après la chute de Jérusalem et la destruction du Temple en 70 après J-C, il devint urgent de mettre par écrit ces commentaires, ce qui prit quand même quelques siècles. Le Talmud, « ce qui est étudié », fut achevé vers 500 et devint « la patrie des Juifs expatriés ». Aujourd’hui encore, il est étudié presque au même titre que la Torah, et il est à son tour sujet d’exégèse et d’interprétations, orales puis écrites, et ainsi de suite. Le but : étudier, interpréter, questionner ; toute réponse doit nous tourner vers une autre question, sous peine d’arrêter le désir.
L’interprétation, le midrach, fait partie du judaïsme ; la recherche des différents sens possibles d’un texte ne se fait pas dans le silence de l’étude solitaire, comme chez les moines, mais dans l’ébullition du débat contradictoire. Il est vrai que le texte hébreu, sans voyelles ni ponctuation, se prête à des lectures multiples. Mais c’est aussi la caractéristique du langage, qui est de l’ordre du symbole mettant ensemble un signifiant et un signifié : le mot ‘amour’ (signifiant) n’a pas grand-chose à voir avec le sentiment ‘amour’ (signifié).
Les quatre sens de l’Écriture
Les grands théologiens des premiers siècles, que l’on appelle Pères de l’Église, n’ont pas été en reste dans le domaine de l’interprétation. Ils ont scruté les textes de l’Ancien comme du Nouveau Testament, pour en extraire la substantifique moelle. Traditionnellement, l’interprétation de la Parole se fait selon quatre modes de lecture : une lecture littérale (à la lettre), une lecture allégorique (exemple : les lépreux de l’Évangile représentent toutes les formes de l’exclusion sociale contemporaine), une lecture morale, et une lecture anagogique ou mystique (qui donne une idée des réalités dernières). Augustin de Dacie, mort en 1282, l’exprimait ainsi : « La lettre instruit des faits qui se sont déroulés ; l’allégorie apprend ce que l’on a à croire ; le sens moral apprend ce que l’on a à faire ; l’anagogie apprend ce vers quoi il faut tendre. »
Ces quatre modes de lectures ont été largement exploités au fil des siècles, mais la grande vague de remise en question systématique inaugurée par Descartes n’a pas épargné l’Église (loin de là). On est arrivé au XXe siècle à une lecture plus critique des textes eux-mêmes : critique des formes, critique des sources, critique de la rédaction, etc. Cette nouvelle exégèse a été parfois si déstabilisante qu’elle a favorisé en retour une lecture fondamentaliste : la Bible au pied de la lettre.
Qui cherche trouve
Bref, tout ça pour dire qu’il n’y a pas UNE explication de la Bible, il y en a autant que de lecteurs ! Ne serait-ce que parce que les mots n’ont pas le même sens pour tout le monde, que chacun lit à partir de sa propre culture et de sa propre histoire, et qu’il n’y trouve que ce qu’il y cherche. Je m’explique : si je cherche dans la Bible un sens à ma vie, je finirai par le trouver (quel qu’il soit) ; si je cherche à connaître qui est Dieu, il finira par me répondre (d’une manière ou d’une autre) ; mais si je ne cherche rien, si je me contente d’écouter d’une oreille distraite le texte (ou son interprétation), l’Écriture restera lettre morte, mots vides de sens, « nuages sans eau emportés par le vent » (Jude 1,12).
On pourrait objecter que la Parole de Dieu n’arrive déjà pas toute pure à nos oreilles ; elle a dû passer par le premier filtre du rédacteur, devenant alors parole humaine ; puis par le filtre du traducteur qui est déjà une première interprétation (on connaît l’adage tradutorre-traditore : traduction-trahison) ; puis par le filtre de la communauté croyante qui nous la transmet. Enfin cette parole, destinée à des quasi-nomades il y a trois mille ans, doit encore être comprise par des hommes et des femmes du XXIe siècle, qui prennent l’avion comme on prend le bus, et habitués à surfer sur internet. Quand la Bible nous dit que Moïse a écrit la Loi sur une tablette, que comprendra un adolescent d’aujourd’hui ? Quant à la parabole du bon grain et de l’ivraie, elle ne résiste pas à une moissonneuse-batteuse !
Parole vivante
Et pourtant … « Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur » (He 4,12)
Oui, elle est vivante, cette Parole, et c’est pourquoi nous avons le droit et le devoir de l’interroger, de la creuser, de la « faire parler » ! Bien sûr, il ne faut pas lui faire dire n’importe quoi ; mais dans la droite ligne de la tradition rabbinique, toute réponse doit amener une nouvelle question : elle ne doit pas nous laisser tranquille, mais nous envoyer en mission. Il ne faut pas s’arrêter à une explication, aussi séduisante soit-elle. Et surtout, cette interprétation ne doit pas être purement intellectuelle, simple satisfaction de l’esprit ; elle doit nous prendre au cœur et au corps, bouleverser nos idées reçues, modifier (très) progressivement notre manière d’être au monde, nous engager toujours plus loin.
C’est pourquoi les articles que j’écris dans cette rubrique (dans les autres aussi, d’ailleurs) ne sont pas des explications définitives de tel ou tel texte biblique, mais des possibilités, des grilles de lecture, des ouvertures. Lekh lekha, va vers toi ! disait Dieu à Abraham. La Parole n’est pas un but, mais un chemin, et un chemin vivant, c’est-à-dire non tracé à l’avance une fois pour toutes, mais sans cesse en mouvement lui aussi.
La Parole de Dieu est tellement vivante qu’elle s’est faite chair, corps et sang, esprit et cœur, âme humaine, Dieu avec nous. La Parole, c’est Jésus qui nous dit: « Je suis le Chemin, la Vérité, et la Vie » (Jn 14,6).
Explications très claires. Merci.