Le poème de la création

Nous abordons aujourd’hui le texte probablement le plus sensible de toute la Bible : le récit de la création. Ou plutôt les récits, car il y en a deux, si différents l’un de l’autre, voire contradictoires, qu’il est évident qu’ils ont été écrits à des époques distinctes, par des auteurs distincts. Ces récits se trouvent dans le premier livre de l’Ancien Testament, le livre de la Genèse, qui, comme son nom l’indique, traite de la genèse non seulement du monde, mais aussi de l’humanité et du peuple d’Israël. On estime que le premier récit, Ge 1, a été écrit entre le Ve et le IVe siècle, au retour de l’exil à Babylone, alors que le second, Ge 2-3, serait bien antérieur, entre le IXe et le VIe siècle. Quoi qu’il en soit, si la Bible les a conservés tous les deux, c’est qu’ils sont complémentaires.

Le récit de Ge 1 est celui qui raconte la création du monde en 6 jours. Il faut noter que le nom hébreu des livres de la Bible est toujours le premier mot du premier verset ; en l’occurrence bereshit, que l’on traduit habituellement par au commencement. Ça n’a l’air de rien, mais ce premier mot a déjà fait couler énormément d’encre, et a fait l’objet de plusieurs centaines de commentaires rabbiniques ; à commencer par la première lettre, beth, qui est la seconde lettre de l’alphabet hébreu, et qui s’écrit comme un C majuscule de forme carrée, mais retourné vers la gauche. Le mot Beth veut dire maison, ce qui est évoqué par la forme de la lettre. Écoutons ce qu’en dit Rabbi Yona : « De même que le beth est fermé de tous côtés et ne s’ouvre que vers l’avant (rappelons que l’hébreu s’écrit de droite à gauche, donc l’avant est à gauche), tu n’es pas autorisé à demander : Qu’y a-t-il au-dessous, au-dessus, avant et après lui ? Tu t’interrogeras uniquement sur ce qui est postérieur au jour de la création du monde ». Autrement dit, notre intelligence ne peut pas sonder l’origine absolue de toutes choses, elle s’exerce à l’intérieur de ce monde. Par ailleurs, la traduction grecque du mot bereshit est en arkè, qu’on peut rendre aussi bien par au commencement, avec un sens temporel, que par au principe, avec un sens philosophique.

Cette petite digression n’a pas seulement pour but d’étaler ma science, mais aussi et surtout de montrer que le texte biblique se situe très loin des explications scientifiques. Il s’inscrit dans toute une série de mythes dits cosmogoniques (on en trouve dans toutes les traditions religieuses de l’Antiquité) censés raconter la création du monde (nous aborderons ces thème dans l’article suivant : Genèse 1, entre Antiquité et modernité). La question sous-jacente serait plutôt celle que le jeune enfant pose à ses parents : « comment on fait les bébés ? ». Ce qu’il désire savoir en réalité, ce n’est pas la mécanique sexuelle, qui lui passe largement au-dessus de la tête (si j’ose dire) ! Son souci n’est pas de savoir comment il est venu au monde, mais pourquoi.
D’ailleurs, l’ordre des créations sur les 6 jours, où les animaux sont créés avant l’homme, s’oppose à celui du deuxième récit de Ge 2-3, où l’homme est créé avant les animaux ; ce qui nous prouve bien qu’il ne s’agit pas d’une réalité chronologique, mais plutôt d’un poème philosophique, d’une méditation sur la création et la place de l’homme en son sein.

Bereshit bara Elohim

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.
Et Dieu dit : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux. » Dieu fit le firmament, il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament et les eaux qui sont au-dessus. Et ce fut ainsi. Dieu appela le firmament « ciel ». Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.
Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu vit que cela était bon. Dieu dit : « Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. » Et ce fut ainsi. La terre produisit l’herbe, la plante qui porte sa semence, selon son espèce, et l’arbre qui donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : troisième jour.
Et Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les jours et les années ; et qu’ils soient, au firmament du ciel, des luminaires pour éclairer la terre. » Et ce fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires : le plus grand pour commander au jour, le plus petit pour commander à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça au firmament du ciel pour éclairer la terre, pour commander au jour et à la nuit, pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.
Et Dieu dit : « Que les eaux foisonnent d’une profusion d’êtres vivants, et que les oiseaux volent au-dessus de la terre, sous le firmament du ciel. » Dieu créa, selon leur espèce, les grands monstres marins, tous les êtres vivants qui vont et viennent et foisonnent dans les eaux, et aussi, selon leur espèce, tous les oiseaux qui volent. Et Dieu vit que cela était bon. Dieu les bénit par ces paroles : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez les mers, que les oiseaux se multiplient sur la terre. » Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.
Et Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bestiaux, bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce. » Et ce fut ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce, et toutes les bestioles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. » Dieu dit encore : « Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. À tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte. » Et ce fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixième jour.
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et tout leur déploiement. Le septième jour, Dieu avait achevé l’œuvre qu’il avait faite. Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour : il le sanctifia puisque, ce jour-là, il se reposa de toute l’œuvre de création qu’il avait faite.

Ce qui frappe dans ce texte, c’est son caractère extrêmement poétique, avec ses répétitions, son rythme, ses images. C’est pourquoi on l’appelle souvent le « poème de la création », ce qui est un pléonasme quand on sait que le mot poème vient du grec poïein qui signifie … créer ! On est loin ici des histoires pleines de bruit et de fureur qui constituent la plupart des autres mythes cosmogoniques.

Commençons par quelques remarques futiles (mais pas tant que ça) :

  • Dieu est peut-être un vieillard barbu, mais il ne peut pas être sur son nuage, vu qu’il n’y en a pas !
  • Il ne crée pas le monde avec ses petites mains blanches, mais uniquement avec sa parole ; même pas besoin de baguette magique ! D’ailleurs, il crée le ciel et la terre à partir de rien, or on sait depuis Harry Potter et les reliques de la mort que la magie elle-même ne permet pas de tout faire surgir du néant (voir les exceptions à la loi de Gamp sur la métamorphose élémentaire …).
  • Il y eut un soir, il y eut un matin : les Juifs font commencer la journée la veille au soir (ce que les chrétiens ont repris à leur compte, par exemple avec la messe anticipée du samedi soir).
  • Les luminaires au firmament du ciel (la lune et le soleil) servent de signes pour marquer d’abord les fêtes, et ensuite seulement les jours et les années ; c’est bon à savoir …
  • L’homme et les animaux sont tous végétariens ! Et ils ne mangent que de l’herbe verte, à part les poissons qui, semble-t-il, ne mangent pas du tout.

Ceci posé, nous pouvons aller un peu plus loin dans l’analyse (très très superficielle dans le cadre de cet article) de notre texte. (voir page suivante)

Dieu vit que cela était bon. A contrario des autres mythes cosmogoniques, le poème de la Genèse est entièrement positif : c’est bon, et même très bon. Le monde créé par Dieu à l’origine est beau et bon, il est harmonieux et utile à l’homme qui en est le sommet (cela était très bon). Si donc nous ne le voyons pas toujours ainsi, c’est que le problème vient peut-être de notre regard.

Que la lumière soit. On l’a vu, la lumière a été créée avant le soleil et les autres luminaires. Mais alors de quelle lumière s’agit-il ? La lumière créée par Dieu au commencement est-elle ondulatoire (une longueur d’onde) ou corpusculaire (des photons) ? Les deux, mon colonel, dit aujourd’hui la physique quantique. Ce qui est sûr, c’est que la lumière est la condition sine qua non de la vie. Ta parole en se découvrant illumine, dit encore le psaume 118 : pour les Juifs, c’est clair, la seule vraie lumière est celle de Dieu lui-même.  Le jour, tu n’auras plus le soleil comme lumière, et la clarté de la lune ne t’illuminera plus : le Seigneur sera pour toi lumière éternelle, ton Dieu sera ta splendeur (Is 60, 19). Le chrétien va plus loin : la Lumière, c’est le Christ. On ne se lassera pas de relire le prologue de St Jean : En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. […] Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde. Et Jésus, qui ne s’embarrasse pas de grands mots, l’affirme sans fioriture : Moi, je suis la lumière du monde (Jn 8,12). Et au terme de l’histoire, l’Apocalypse nous dit que le soleil et la lune deviendront inutiles (La Ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau) et que la création sera comme ramenée à la lumière originelle.

Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu crée en séparant, en l’hébreu badal : séparer, mettre à part, choisir. Ce verbe revient plusieurs fois dans la Bible pour désigner l’élection d’Israël, le peuple mis à part pour Dieu. Pour nous qui sommes bien souvent dans la nostalgie de la fusion originelle (le ventre maternel), la séparation semble une fatalité, alors qu’elle est en réalité la condition nécessaire pour vivre. Fusion = confusion, disent les psys. C’est aussi tout l’enjeu de notre liberté : les gens incapables de faire des choix (de séparer) sont paralysés, ils ne sont pas libres. Dieu est donc celui qui sépare, permettant à chacun d’avoir son identité propre. Pas de confusion.

Dieu dit. St Jean nous dit : au commencement, était le Verbe, la Parole de Dieu. Beaucoup de gens reprochent à Dieu son silence, mais là, pour le coup, il est bavard ! Et vu qu’il est tout seul, on se demande un peu à qui il cause. Ici, nous pourrions faire tout un livre sur l’importance de la parole, qui est précisément l’apanage de l’être humain. La parole est l’expression de la pensée, et en même temps ce qui met en relation deux personnes. Qui dit parole dit communication. Donc si Dieu parle, cela suppose un partenaire capable d’entendre et d’écouter, un interlocuteur valable. Dieu dit, et déjà se profile l’Alliance à venir avec l’homme créé à son image, c’est-à-dire capable de parole. Dieu dit, et ce qu’il dit existe : le dire précède le faire, et pas seulement pour Dieu. L’homme créé à l’image de Dieu ne se définit pas d’abord par sa pensée (je pense donc je suis) ou par ses actions, mais par sa parole, dans le sens où l’homme est d’abord un être de relation.

Dieu leur dit. Tiens donc ! Après avoir créé l’homme et la femme, Dieu leur parle, alors qu’il ne l’avait pas fait avec les animaux. Ce simple pronom personnel change pour ainsi dire la face du monde, et dit la grandeur et la dignité de l’être humain : l’interlocuteur de Dieu, c’est l’homme. Celui a qui Dieu parle comme à un égal, c’est l’homme. Celui à qui Dieu confie la création pour la dominer, c’est l’homme. Notons que dominer ne signifie pas avoir la main sur, écraser ou tyranniser, mais simplement avoir la suprématie, surpasser, maîtriser. Dans le langage de Dieu, c’est devenir responsable de ce qui nous est confié : tu as fait l’homme à ton image et tu lui as confié l’univers, afin qu’en te servant, toi son créateur, il règne sur la création, dit la prière eucharistique IV.

Faisons l’homme. Voilà que cette fois-ci, Dieu semble effectivement parler à quelqu’un. Jusqu’ici, Dieu disait : « que la lumière soit … qu’il y ait un firmament … que la terre produise », etc. ; il pourrait donc aussi bien dire : « qu’il y ait un humain », ça ne lui coûterait pas plus cher. Pourquoi donc ce pluriel soudain ? La tradition rabbinique donne plusieurs interprétations. La première, c’est que Dieu parlerait aux anges, pour ne pas les vexer en créant sans prévenir un être qui finalement leur serait supérieur ; un midrash rappelle que « les anges « d’amour » (hésed) ont donné leur accord au Créateur en le convainquant que l’homme est capable d’amour. Mais les anges « de vérité » (émet) se sont opposés à cette création, prétendant que l’homme dira des mensonges et introduira le désordre dans le monde. Heureusement, les anges « de justice » (sedeq) insistèrent pour que l’être capable de justice soit créé. Malheureusement, les anges « de paix » (shalom) avertirent Dieu que cet être allait installer la guerre dans le monde. […] Les anges ont discuté interminablement ; Dieu s’est éclipsé et quand il est revenu, il avait créé l’homme… ». Ce midrash veut exprimer avec humour le risque que Dieu a pris en créant l’homme. Une autre interprétation propose que Dieu s’adresse en réalité à homme, qui reçoit ainsi la mission de coopérer à l’œuvre de Dieu. Mais un chrétien y verra une première approche du Dieu trinitaire, le Dieu unique en trois Personnes. Pour tout ce qui précède, c’est le Dieu créateur, tout puissant, qui est à l’œuvre ; mais lorsqu’il s’agit de l’homme et de la femme, c’est le Dieu Trinité, Père-Fils-Esprit, communion d’amour. L’homme est un être de relation, avons-nous dit plus haut, et sa ressemblance avec Dieu est à chercher du côté de cette communion d’amour.

Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Bonne idée ! C’est vrai qu’il devait être un peu fatigué après tout ce boulot, d’autant plus qu’il y avait mis tout son cœur ! Et apparemment, il est content de lui … Curieusement, le texte nous dit que Dieu achève la création le septième jour, alors qu’en fait tout est créé au soir du sixième. Mais achever, ce n’est pas seulement terminer dans le sens où il n’y aurait plus rien à ajouter. Ainsi cet article va bientôt être achevé, et il y aurait encore plein de choses à dire sur le sujet. Achever, c’est poser une limite, c’est s’arrêter de créer. Dieu, en quelque sorte, passe le relais à l’homme : désormais, le responsable de la création, c’est lui. Certes, il doit être fécond, remplir la terre et la soumettre, dominer sur tous les animaux. Mais en se limitant : dominer le monde, c’est d’abord se dominer soi-même.

La plupart des commentaires de Ge1 ont été tirés de « bereshit : du commencement à la clôture », réalisé par le P. Jean Bourget du diocèse de Nantes. Disponible sur le site de la paroisse Saint Philibert et Saint Jacques sur Logne.

Image par WikiImages de Pixabay 

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