Genèse 1, un texte antique
Comme on l’a vu dans notre article précédent (Le poème de la création) le texte biblique de Genèse 1 est à rapprocher d’autres textes de l’Antiquité traitant de la création du monde, que l’on nomme mythes cosmogoniques (du grec cosmo-, monde, et gon-, engendrer). D’une manière générale, un mythe raconte comment quelque chose est venu à l’existence. Alors que le conte ou la légende relèvent explicitement de l’invention, le mythe, lui, est tenu pour vrai par ceux qui le racontent, même si un observateur étranger le trouve parfaitement invraisemblable. Le mythe est donc fortement ancré dans une culture et une civilisation, à tel point que nous pouvons difficilement être nous-mêmes conscients de nos propres mythes !
Le plus célèbre mythe cosmogonique babylonien est Enuma Elish (Lorsque là-haut). Ce récit, écrit sur des tablettes d’argile découvertes au milieu du XIXe siècle, raconte l’histoire d’une famille divine dont les membres ne cessent de se bagarrer entre eux pour le pouvoir. Finalement, le vainqueur, Mardouk, crée à partir du cadavre de Tiamat (la mer primordiale) la voûte céleste, la terre et tout le bataclan. Alors qu’il règne en maître sur Babylone, la ville mystique, où il a enfermé tous ses pouvoirs, il décide de créer l’humanité pour servir les dieux. Pour cela, il tue son adversaire Kindu et crée l’homme à partir de son sang. Au-delà de toutes ces tribulations, on peut trouver dans ce récit quelques points communs avec la Bible :
- On part d’un chaos initial : la mer Tiamat pour Enuma Elish, l’abîme pour Ge 1
- La ténèbre règne avant l’acte de création
- La lumière existe avant la création du soleil et des astres
- Les eaux d’en haut sont séparées des eaux d’en bas
- La suite des créations est similaire : séparation des eaux, création de la terre sèche, des luminaires, de l’humanité, suivi du repos.
Enuma Elish datant à peu près du XIIe siècle avant J-C, on pourrait penser que Genèse 1 est simplement une version plus récente du texte babylonien, d’autant plus qu’il a été écrit probablement plusieurs siècles plus tard. Et on ne s’est pas gêné pour l’écrire, à une époque où les spécialistes admettaient communément que la culture babylonienne était la source de toutes les religions anciennes. Mais des découvertes plus récentes ont conduit à relativiser l’importance de cette culture babylonienne ; en fait, ces textes ne sont pas forcément liés entre eux directement, mais reflètent plutôt une manière commune de penser le monde dans l’Antiquité. Alors que l’esprit scientifique moderne appréhende le monde comme un objet d’expérimentation et d’analyse, l’homme antique, au contraire, le considère comme une entité vivante avec laquelle entrer en relation. Pour lui, le mythe n’est pas du tout imaginaire (comme il l’est pour l’homme moderne), mais représente au contraire une vérité absolue. Pourquoi ? Parce qu’il raconte une histoire sacrée, et que le sacré est le réel par excellence ! Nous sommes habitués à voir dans le « sacré » un attribut donnée par l’homme à un objet, un fait, etc., et donc avec un sens très subjectif. Mais pour l’homme antique, c’est l’inverse : le sacré est la réalité qui fonde le monde. C’est le mythe qui conduit à la connaissance de l’origine des choses, non pas une connaissance abstraite, mais littéralement une con-naissance, une naissance avec : le mythe est toujours intégré à un rituel qui permet de se laisser saisir par sa puissance sacrée. Mircéa Eliade, le plus célèbre spécialiste de la question, pense que la réflexion philosophique sur la réalité « ne découle pas d’une curiosité rationnelle de connaître les causes premières, mais de la familiarité rituelle avec les commencements du monde, de la certitude que le temps écoulé entre le moment de la Création et le moment actuel ne constitue pas un obstacle insurmontable… C’était parce qu’on croyait rejoindre réellement, existentiellement le commencement du monde que, à partir d’un certain moment, on a commencé à réfléchir systématiquement sur la structure de cet état premier des choses… » (Encyclopedia Universalis, Création)
Le texte de Genèse 1 s’inscrit dans cette pensée. J’ai dit dans un précédent article (Le passage de la Mer rouge) que l’expérience première de Dieu par les Juifs était celle d’un Dieu qui sauve. C’est cette con-naissance intérieure de Dieu, et non pas une quelconque observation extérieure du monde, qui les conduit au récit que nous connaissons. C’est parce qu’ils ont fait l’expérience d’un Dieu bon qu’ils voient la création bonne ; c’est parce que Dieu a créé le peuple juif en le séparant des Égyptiens qu’ils peuvent comprendre la séparation comme un acte de libération et de création ; c’est parce que Dieu leur parle (par la Loi et les prophètes) qu’ils découvrent la puissance créatrice de la Parole. On peut penser que c’est cette expérience d’un Dieu bon qui conduit à une différence de taille entre le récit biblique et les autres mythes de l’Antiquité : l’homme est créé à l’image de Dieu pour dominer la création, et non pas pour servir les dieux comme des esclaves.
Un texte antique, donc, mais en même temps étonnamment moderne.
Genèse 1, un texte moderne
Peut-on assimiler le « commencement » de la Genèse au big bang ? La question est d’autant plus intéressante que la théorie d’un univers en expansion a été imaginée en 1927 par le jeune astrophysicien belge Georges Lemaître, en se basant sur la théorie de la relativité d’Einstein et des travaux du Russe Alexander Freidmann. À une époque où les astrophysiciens tenaient plutôt à un univers statique et immuable, existant depuis toujours, sans début ni fin, Lemaître publie un article affirmant qu’à l’origine, l’univers devait être extrêmement chaud et terriblement condensé, une boule de feu des millions de fois plus petite qu’une tête d’épingle, mais des milliards de fois plus chaude que le centre du soleil, et qu’il aurait explosé pour entrer en expansion. Si aujourd’hui l’immense majorité des scientifiques se rallie à cette théorie, Lemaître fut alors l’objet de moqueries de la part de ses confrères, notamment l’anglais Fred Hoyle qui inventa pour l’occasion l’expression big bang (gros boum) pour se moquer de lui, l’accusant de chercher à tout prix à coller au récit biblique (ce qu’on appelle le concordisme). Il faut dire qu’en plus d’être astrophysicien et belge, Lemaître était également prêtre (catholique), crime impardonnable ! Même si les travaux de Hubble sur l’éloignement des galaxies, puis la découverte du fond diffus cosmologique, confirmeront l’hypothèse de départ de Lemaître, la polémique durera plusieurs décennies. Paradoxalement, cette opposition dans le milieu scientifique était due en grande partie au fait que la théorie était trop proche du récit biblique !
L’opposition Église-science est un des plus gros malentendus de l’histoire. Non seulement l’Église ne s’est jamais opposée à l’usage de la raison, mais elle l’a toujours soutenu et encouragé. Le fait même que Lemaître était astrophysicien le prouve abondamment ; et l’on trouve dans l’histoire nombre de scientifiques qui étaient également ecclésiastiques : Copernic, Mendel, Secchi, pour ne citer que ceux-là. Évidemment, on pourra toujours ressortir le procès de Galilée au XVIIe siècle, mais celui-ci n’a pas été condamné pour sa théorie de l’héliocentrisme, mais pour s’être opposé ouvertement aux consignes du Saint Office. Il faut dire qu’il était têtu comme un bourricot et ne s’était pas fait que des copains dans la curie romaine. En fait, si les détracteurs de l’Église ressortent constamment cet exemple, c’est parce que c’est le seul qu’ils ont pu trouver !
Bien sûr, l’Église n’est pas la Bible, mais on l’a vu, celle-ci ne prétend aucunement décrire une réalité scientifique, mesurable et démontrable. Allons plus loin : notre conception moderne de la vérité est issue de la philosophie grecque ; selon Parménide (VIe siècle av J-C), on peut opposer le domaine de la vérité (alètheia) à celui de l’opinion (doxa). En gros, est vrai ce que je peux démontrer, avec pour conséquence que la référence ultime est l’intelligence humaine qui, comme on le sait, est limitée. Mais la mentalité hébraïque définit la vérité tout autrement ! Le mot hébreu emet a pour racine ‘aman, qui signifie ce qui est solide : est vrai ce sur quoi je peux m’appuyer pour avancer. La « parole de vérité » est la parole à laquelle je peux me fier pour guider ma vie : Ta parole est la lumière de mes pas, la lampe de ma route, dit le psaume 118. Pour simplifier, disons que les Grecs, toujours très abstraits, cherchent la vérité à l’état pur, alors que les Juifs, très concrets, cherchent un moyen de bien vivre.
Il semblerait donc que le monde ait un commencement, comme le disait déjà Lemaître : « Nous pouvons concevoir que l’espace a commencé avec l’atome primitif, et que le commencement de l’espace a marqué le commencement du temps ». Lui-même distinguait la notion de commencement (entité physique) de celle de création (concept philosophique). Si la création a un commencement dans le temps, elle a donc aussi une histoire, et elle est, elle aussi, en expansion. On sait désormais que dans la première seconde qui a suivi le big bang, les éléments de base qui composent les étoiles ont été créés. En se complexifiant, les choses se sont un peu ralenties par la suite, et on ne compte pas en jour, comme dans Genèse 1, mais en milliards d’années. Il faut croire qu’à l’époque, les jours étaient autrement plus longs qu’aujourd’hui ! D’ailleurs, aux yeux de Dieu, mille ans sont comme hier, c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit (Ps 89).
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