Le 26 janvier dernier, le pape François a reconnu la mort « en haine de la foi » (in odium fidei) de 19 personnes assassinées en Algérie entre 1994 et 1996, et signé leur décret de béatification. Parmi eux, les plus connus sont les sept moines cisterciens de l’abbaye de Tibhirine, dont on ne retrouva jamais les corps (seulement les têtes), mais il y a aussi six sœurs (dont deux Espagnoles), cinq religieux ou prêtres (dont un Belge) et un évêque, Mgr Claverie, évêque d’Oran. Plus près de nous, le long processus de béatification du Père Hamel, assassiné à Saint-Étienne-du-Rouvray en 2016, a déjà commencé. De quoi nous interroger sur cette race de saints que l’on croyait disparue, mais qui ne s’est jamais si bien portée : les martyrs.
Semence de chrétiens
Dans la litanie des saints, les martyrs arrivent en bonne position, après la Vierge Marie (une longueur d’avance sur tout le monde : c’est la Mère de Dieu) et les Apôtres (série limitée), mais avant les Pères de l’Église, les Docteurs, les fondateurs d’ordre, et les saints et saintes du quotidien, comme vous et moi. C’est dire leur importance dans la foi catholique. Le martyr est celui qui témoigne (c’est l’étymologie) de son attachement au Christ jusqu’au don de sa vie. Attention : rien à voir avec les kamikazes japonais (qui étaient d’abord des soldats) ou les bombes humaines qui cherchent à tuer le maximum de gens pour des raisons souvent politiques. Le martyr (sans e : le témoin) chrétien ne cherche pas la mort, il aime la vie, et lui-même ne tue pas.
Le premier martyre (avec un e : le témoignage) est relaté dans les Actes des Apôtres, c’est celui du diacre Étienne, probablement en 47. Mais c’est quelques années plus tard, à partir de 64 et l’incendie de Rome, que les chrétiens furent persécutés en masse par l’empereur Néron, et jetés aux lions sous les yeux émerveillés des belles Romaines se pâmant d’aise devant cet édifiant spectacle. Ça se calme un peu sous Trajan, où officiellement les chrétiens ne doivent être poursuivis qu’en cas de trouble à l’ordre public. Les massacres reprennent cependant de plus belle sous Valérien, et surtout sous Dioclétien au tournant du 3ème siècle. Mais « le sang des martyrs est semence de chrétiens » disait Tertullien, et le christianisme finit par devenir religion officielle de l’Empire romain en 392 ; on estime alors à plus de 4000 le nombre de fidèles tués à cause de leur foi.
Œcuménisme du sang
Mais ce n’est rien par rapport au 20ème siècle : le siècle des idéologies totalitaires a été le plus meurtrier de tous, et aussi vis-à-vis des chrétiens. Dans l’Allemagne nazie, des milliers de chrétiens ont été déportés dans les camps de concentration, donnant parfois volontairement leur vie pour en sauver d’autres, tel Maximilien Kolbe, franciscain polonais déporté à Auschwitz, qui prit la place d’un père de famille condamné à mourir de faim et de soif en représailles. En URSS, c’est 200 000 membres du clergé orthodoxe qui ont été éliminés par les autorités communistes.
Car le martyre ne connaît pas les rivalités internes au christianisme. Ceux qui persécutent les chrétiens ne leur demandent pas s’ils sont catholiques, protestants, orthodoxes, ou anglicans, mais ils les unissent tous dans un « œcuménisme du sang » qui devrait nous faire réfléchir : « Si l’ennemi nous unit dans la mort, qui sommes-nous pour nous diviser dans la vie ? » disait le pape François en 2015.
Acte d’amour
Ne devient pas martyr qui veut, néanmoins. Pas question de courir se faire trancher la tête : c’est l’Esprit Saint qui seul donne la force d’affronter l’épreuve suprême. On n’accepte pas le martyre par haine de la vie, mais par amour de Dieu et des hommes, « y compris les persécuteurs » précise Benoît XVI. Les martyrs d’Algérie l’ont bien compris, qui avaient longuement pesé leur décision de rester dans ce pays qu’ils aimaient (voir le film « Des hommes et des dieux ») : « Je ne saurais souhaiter une telle mort, il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut- être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam » écrit Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, dans son testament spirituel, deux ans avant sa mort.
Nulle soif de vengeance dans le cœur du martyr (« J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint »), mais la conviction que les errements du bourreau sont aussi les siens : « J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément ».
Sainteté du quotidien
Il y a les martyrs dont l’histoire a gardé le nom, que l’Église a reconnus comme tels : on se souvient de Blandine et Pothin à Lyon vers 177, ou d’Ignace d’Antioche allant à la mort « avec joie » vers 110 ; plus récemment, Mgr Oscar Romero, assassiné en 1980, en pleine messe, par un gang du Salvador ; le prêtre polonais Jerzy Popieluszko, jeté dans la Vistule en 1984 par des policiers ; Giuseppe Puglisi, un curé de Palerme tué par la Mafia en 1993 ; Daphrose et Cyprien Rugamba, ce couple rwandais massacré le 7 avril 1994, premier jour du génocide. Et tant d’autres …
Il y a les non catholiques, qui n’auront jamais les honneurs de l’autel, mais dont la foi a rayonné dans les ténèbres, comme Dietrich Bonhoeffer, pasteur luthérien, ou Etty Hillesum, jeune juive proche du christianisme, morts tous deux dans les camps nazis, « sans qui la victoire des Alliés en 1945 n’aurait été que la victoire de la Force sur la Force » (Martin Steffens, Rien que l’amour : repères pour le martyre qui vient, éd. Salvator, 2015). Et tant d’autres …
Et puis il y a tous les martyrs anonymes, ceux qui ont versé leur sang, et ceux qui, au quotidien, témoignent de leur amour du Christ et de leur attachement à l’Église contre vents et marées. Tant il est vrai que « vivre en chrétien dans le monde d’aujourd’hui s’apparente à un long et douloureux martyre » (Paul VI).
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. (Mt 5,10-12)
Le testament spirituel de Christian de Chergé est probablement un des plus beaux textes de la littérature spirituelle contemporaine, et une pièce maîtresse pour comprendre le sens du martyre. Vous pouvez le retrouver ici.