La chute (1) : La main tendue de Dieu

Nous allons aborder aujourd’hui un chapitre du Livre de la Genèse qui a fait couler tellement d’encre qu’on n’ose plus trop en parler de nos jours ; je veux parler, bien sûr, de ce que l’on appellera plus tard « la chute », et bien plus tard encore « le péché originel » : l’histoire du serpent et de la pomme.

À propos de ce récit, on est passé d’un extrême à l’autre : après des siècles d’interprétations moralisantes (et ô combien culpabilisantes pour la femme), identifiant la pomme à l’acte sexuel (le fruit défendu) et faisant porter l’interdit sur icelui,  l’attitude contemporaine est plutôt à la dérision ou la parodie : une pomme, deux poires, et beaucoup de pépins ! Alors où est la vérité ? La question est tellement vaste que je me garderai bien d’y répondre. Tout au plus vais-je ici défricher un peu et lancer des pistes de réflexions. Lekh lekha !

Pendant l’exil

On ignore la date exacte de rédaction de ce chapitre précis du livre de la Genèse, mais elle se situe probablement autour du VIe siècle av. J-C. Le peuple d’Israël, qui a pourtant fait l’expérience du Dieu qui sauve (cf. Le passage de la Mer Rouge), s’est ramolli et un peu endormi sur ses lauriers, il a tendance à se tourner vers les dieux païens (Baal). Résultat : le Royaume de David est divisé en royaume du Nord (Samarie) et royaume du Sud (Jérusalem) ; le royaume du Nord se casse la figure en 722, suivi par le royaume du Sud en 587. S’ensuivent 50 ans de déportation à Babylone, au cours desquels la question se pose : comment en sommes-nous arrivés là ? Était-ce inévitable ? Est-ce un châtiment de Dieu ? Et si oui, quelle est la faute ? Et plus largement, où en sommes-nous de notre relation à Dieu ?

C’est dans ce contexte que le livre a été, sinon écrit, du moins assemblé sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Israël, qui a expérimenté le salut absolument gratuit de Dieu, et qui a déjà conscience d’être un peuple élu, cherche à comprendre l’origine de sa propre déchéance ; il se rend compte qu’à travers sa propre histoire, c’est l’histoire de tout homme qui se joue.

Le contexte

Résumé des chapitres précédents : Dieu a créé l’univers et tout ce qu’il contient en 6 jours, et notamment l’être humain qu’il considère comme sa plus belle œuvre : « C’était très bon ! » ; et le septième jour, il s’arrête de créer, il met lui-même une limite à sa création et passe le relais à l’homme : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. » (cf. Le poème de la Création)

Au chapitre suivant, on entre un peu plus en détail dans la création de l’humain : Dieu le façonne avec la glaise du sol, met en lui son souffle de vie et le place dans le jardin d’Eden pour le cultiver. (cf. Tu es poussière) Puis il lui fait faire l’expérience de sa solitude ontologique, avant de façonner l’« aide qui lui est assortie », le seul être qui soit en parfaite égalité et complémentarité avec lui, le seul qu’il pourra accueillir et à qui il pourra se donner : la femme, os de ses os et chair de sa chair. Chacun révèle à l’autre ce qu’il est en vérité, et ensemble ils réalisent la vocation humaine d’être image et ressemblance de Dieu. Et tous deux sont nus l’un devant l’autre sans éprouver de honte. Le simple fait que la chose soit signalée nous montre déjà que ça ne va pas durer. (cf. L’achèvement)

Il faut avoir à l’esprit que ce récit est un texte de sagesse, où tout est éminemment symbolique. Il ne s’agit évidemment pas d’un récit historique, mais d’une allégorie de ce qui se joue dans chaque être humain dans sa relation à Dieu. C’est donc dans cette perspective qu’il faut se placer pour lire le récit de la chute : en scrutant son propre cœur.

Le livre de la jungle

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits.

Le chapitre commence par un jeu de mot intraduisible en français : rusé se dit en hébreu arum ; or la fin du chapitre précédent nous disait que l’homme et la femme étaient nus, arom (arummim au pluriel), l’un devant l’autre ; autant dire tout de suite qu’il y a une certaine ressemblance entre ce maudit reptile et l’être humain. Tous deux sont des créatures, ils parlent, ils marchent (si le châtiment du serpent sera de ramper sur son ventre, c’est que ce n’était pas le cas auparavant), et ils sont « nus » (le serpent perd même sa peau !). Et tous deux ont entendu l’ordre que Dieu a donné à l’humain, puisque c’est là-dessus que démarre le dialogue.

Le serpent semble surgir de nulle part, tel Kaa dans Le livre de la jungle ; on l’imagine assez bien, enroulé sur sa branche et se glissant à côté de la femme pour lui susurrer à l’oreille, avec la voix de Roger Carel :

Alors, Dieu vous a vraiment dit : “Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin” ?

Il est effectivement rusé, ce serpent, il n’attaque pas frontalement, il n’affirme pas. Il pose simplement une question, mais de telle manière qu’elle oblige à entrer en dialogue, on ne peut pas y répondre simplement par oui ou par non.

Qu’avait réellement dit Dieu en effet ? Il avait dit littéralement :

De tout arbre du jardin, manger tu mangeras.

En hébreu, l’impératif se traduit par un futur, et le redoublement du verbe est un superlatif ; on peut donc traduire la phrase par : « Mange de tout arbre du jardin ! » C’est un ordre, il n’y a pas à discuter : « Il faut que tu vives, mon petit bonhomme ; et pour vivre, comme tu n’es pas un pur esprit, il faut manger ! ». Cet ordre est assorti d’une limitation :   

Mais de l’arbre du connaître bien ou mal, tu n’en mangeras pas.

Connaître bien et mal

On a beaucoup parlé de l’arbre de « la connaissance du bien et du mal », beaucoup plus que le texte n’en parle lui-même. On a longtemps pensé que l’arbre symbolisait le discernement moral, la connaissance de la différence entre bien et mal. Le moins qu’on puisse dire, c’est que si l’homme a effectivement mangé d’un tel arbre, il l’a avalé de travers ! Parce qu’il a souvent, et encore aujourd’hui, appelé mal ce qui est bien et bien ce qui est mal. Par ailleurs, s’il s’agissait d’un tel discernement moral, on ne voit pas bien pourquoi Dieu l’aurait interdit.

La tournure hébraïque de l’expression ne penche pas en faveur d’une telle interprétation. En effet, tov et ra’ peuvent être aussi bien des substantifs (le bien et le mal) que des adverbes (faire bien et faire mal) ; d’autant plus que leur sens est bien plus large qu’en français, puisqu’ils signifient indifféremment (et selon le contexte) : bon et mauvais, beau et laid, plaisant et déplaisant, bonheur et malheur, etc.

D’autres interprétations sont donc possibles :

  • la connaissance de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, non pas dans l’absolu, mais au cas par cas : mais pourquoi donc Dieu l’aurait-il interdit ?
  • la connaissance bonne et la connaissance mauvaise : il y a des choses qu’il est bon de connaître et d’autres qu’il vaut mieux ignorer
  • le connaître bien ou mal : connaître de manière bonne, droite, parfaite, ou connaître de travers, imparfaitement
Tu n’en mangeras pas

Et puis il y a cet interdit. Ça, c’est le comble ! Dieu fait pousser « toutes sortes d’arbres à l’aspect désirable et aux fruits savoureux » (Ge 2,9) et il interdit d’y toucher ! C’est bien la preuve que ce soi-disant Dieu est un tyran sadique !

D’abord, l’interdit ne porte pas sur tous les arbres (bien au contraire !), mais sur un seul. Et il n’est pas interdit d’y toucher, mais d’en manger, ce qui est légèrement différent. On a vu (cf. L’achèvement) que l’homme connaît parfaitement la création puisqu’il est capable de la nommer. Ce qui est interdit, c’est de manger, c’est-à-dire de s’approprier cette connaissance.

Pourquoi ? Serait-ce que la connaissance procurerait une toute puissance qui n’appartiendrait qu’à Dieu ? Dieu serait-il jaloux de sa créature ? C’est ce que sous-entendra le serpent. Et pourtant l’homme n’est pas devenu tout puissant en croquant la pomme, au contraire puisque, dans la bagarre, il a perdu l’intimité avec Dieu. L’explication est donc à chercher ailleurs.

Aie confiance !

Notons d’abord que lorsque Dieu formule le commandement, l’être humain est encore seul au monde : la création n’est pas achevée. C’est juste après ça que Dieu va s’exclamer : « Il n’est pas bon que l’humain soit seul ». On peut donc imaginer que ce « connaître bien ou mal » a quelque chose à voir avec la relation, et que l’interdit est en rapport avec la confiance ou la défiance.

Dieu donne à l’homme tous les arbres du jardin, sauf un. Tout don dit quelque chose du donateur, c’est évident, mais il révèle aussi le bénéficiaire, selon que celui-ci accueille le don comme un désir de relation, dans le respect du donateur, ou au contraire s’il se l’approprie sans même un remerciement (et bien content s’il ne le revend pas sur internet !). Donc en donnant à l’homme tous-les-arbres-sauf-un (et c’est la première parole qu’il lui adresse, soit dit en passant), Dieu fait un pas vers sa créature pour entrer dans une relation de confiance ; et l’interdit est un test : « Si moi qui te connaît parfaitement puisque je t’ai créé, je te dis de ne pas manger tel arbre parce qu’il est dangereux, vas-tu me faire confiance ? »

Quand Dieu pose l’interdit, il ne sait pas encore quelle sera la réaction de l’humain, il est anxieux, pourrait-on dire, de sa réponse. On a l’habitude d’un humain qui a peur de Dieu (c’est la conséquence de la chute), mais on a du mal à imaginer un Dieu intimidé devant l’homme !

Mourir tu mourras !

Dieu et l’homme (et plus tard l’homme et la femme) vont donc devoir apprendre à se connaître. Ce qui va se passer ensuite, la nomination des animaux, l’expérience de la solitude, puis l’achèvement de la création de l’être humain, sera un chemin pour entrer dans cette relation de confiance sans laquelle la vie n’est pas possible. C’est peut-être cela, le connaître-bien qui consiste à laisser à l’autre un espace où habiter sa différence, à refuser de mettre la main sur lui, à accepter de ne pas le connaître mal, c’est-à-dire sans limite et sans doute. Prétendre tout savoir, le bon et le mauvais (sur l’autre et sur soi-même), c’est refuser de risquer la confiance (en l’autre et en soi-même), c’est entrer dans une dérive totalitaire qui met en danger la capacité relationnelle.

Or la relation est ce qui caractérise l’être humain, ce qui le rend semblable à Dieu ! Voilà pourquoi l’arbre est interdit, car en voulant tout connaître par lui-même, l’homme tue la confiance et la relation, et se soustrait lui-même à sa propre condition humaine.

Au jour où tu en mangeras, mourir tu mourras.

Tu ne mourras pas de mort physique (pas tout de suite, en tout cas), mais de cette mort qui consiste à ne pas pouvoir naître et s’épanouir, faute de relations justes. Et tu mourras à ta propre condition de créature appelée à rendre visible ce qui est invisible !

Cet ordre donné par Dieu en deux parties (tu dois manger d’une part, mais pas de cet arbre-ci d’autre part) est une première ébauche de l’Alliance que Dieu veut passer avec l’homme : Dieu veut l’homme vivant et libre, dans la confiance.

Nous verrons au prochain article que le serpent a une tout autre idée en tête.

Ce post s’appuie en partie sur l’excellent article d’André Wénin, « Le précepte d’Adonaï Dieu en Genèse 2,16-17 », Revue des sciences religieuses [En ligne], 82/3 | 2008, document 82.302, mis en ligne le 17 février 2012. URL : http://journals.openedition.org/rsr/415 ; DOI : 10.4000/rsr.415

Image par WikiImages de Pixabay

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