La chute (2) : la perversion de l’Alliance

Nous avons vu dans la première partie l’ébauche de la première Alliance de Dieu avec l’homme, une alliance pour la vie et non pour la mort, pour la relation et non pour l’accaparement. Dieu donne (tout arbre), il met une limite au don (tu n’en mangeras pas) et avance une raison à cette limite (mourir tu mourras). Dieu donne à l’homme toute la création pour qu’il la domine et la soumette, et n’attend de lui que la confiance.

Papa m’a interdit de faire du vélo ! 

Et comment le serpent traduit-il ça ? « Alors, comme ça, Dieu vous a dit de ne manger d’aucun arbre du jardin ? »

Autrement dit, Dieu est comme un père qui offre un vélo à son fils en lui disant qu’il peut rouler partout avec, sauf sur la Nationale parce que c’est dangereux ; et le serpent dit : « Alors comme ça, papa t’a interdit de faire du vélo ? » C’est quand même drôlement vicieux !

Mais ça marche ! Au lieu de nous émerveiller des dons gratuits de Dieu, nous nous focalisons sur l’interdit, sur LE truc qui ne va pas ; ce n’est même pas l’histoire du verre à moitié plein : le verre est plein presqu’à ras bord, et nous regardons le presque ! Et c’est nous-mêmes, bien souvent, qui pleurnichons en disant : « Papa m’a interdit de faire du vélo ! » …

Il faut noter au passage le vocabulaire utilisé par le serpent. Tout au long des chapitres 2 et 3, le texte parle de yhvh elohim, que l’on traduit en français par Yahvé Dieu, le Créateur ; le serpent, lui, ne dit que elohim, la divinité. Dieu n’est plus un être personnel et aimant, mais quelque chose de plus flou, un dieu parmi d’autres (d’autant plus que Elohim est un pluriel) : le serpent dilue.

La réponse de la femme

La femme répondit au serpent : « Nous mangeons les fruits des arbres du jardin. Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : ‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.’ »

Apparemment, la réponse de la femme (qui ne s’appelle pas encore Ève) est satisfaisante, elle a cloué le bec au serpent (si j’ose dire). Mais à y regarder de plus près, il y a plusieurs erreurs dans sa réponse :

  • Nous mangeons les fruits des arbres du jardin : le tout arbre a disparu, il ne reste plus qu’un vague des arbres, qui déjà dans sa formulation amoindrit le don.
  • Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin : en réalité, il y a deux arbres particuliers dans le jardin, l’arbre du connaître bien ou mal, et l’arbre de vie. C’est ce dernier qui est au centre du jardin (il y avait aussi l’arbre de vie au milieu du jardin Ge 2,9), et il n’y a apparemment aucun interdit posé sur lui.
  • Dieu a dit : ‘Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.’ : là, la femme rajoute un interdit supplémentaire « vous n’y toucherez pas» ; or Dieu a placé l’humain dans le jardin pour le cultiver, donc il a tout à fait la possibilité d’y toucher. Le véritable interdit porte sur le fait de manger l’arbre, de l’assimiler, pas d’en toucher les fruits
Pour qu’il dise

Le commandement divin n’était pourtant pas si compliqué, comment se fait-il que la femme le transmette si mal ? Est-elle vraiment la cruche que des générations d’hommes (encore aujourd’hui) s’emploieront à décrire (et à condamner) ? C’est oublier que le commandement divin a été donné à l’humain au début du chapitre 2, c’est-à-dire avant la création de la femme. Le texte dit littéralement :

Dieu donna l’ordre à l’humain pour qu’il dise (lemor)…

On traduit généralement ce lemor par en disant, puisque l’humain est seul ; mais il peut aussi s’agir d’un élargissement du commandement divin : l’humain est chargé non seulement d’écouter la Loi, mais de la transmettre. Et en l’occurrence, il transmet de travers !

On peut aussi penser que la femme est déjà troublée par la première phrase du serpent ; il a commencé à déformer la Parole de Dieu, et sans s’en rendre compte, subrepticement, elle se laisse glisser sur le même chemin …

La tactique du diable

Ce serpent qui parle, les siècles qui suivront l’assimileront au diable, au démon, l’antique Serpent des origines dit l’Apocalypse (Ap 12,9). En réalité nous n’en savons rien, mais il est vrai qu’il concentre en un symbole fort tout le mystère du Mal.

Pourtant dans les religions antiques, le serpent est plutôt symbole de prudence (Soyez prudents comme les serpents Mt 10,16), de fécondité (le symbole phallique est assez évident), et de renouveau (il fait littéralement peau neuve !). Dans l’Épopée de Gilgamesh, récit légendaire de Mésopotamie (auquel les Juifs ont été confrontés pendant l’exil à Babylone), Gilgamesh part à la recherche d’une plante donnant l’immortalité, la trouve, mais se la fait dérober par un serpent.

Ce serpent n’est pas une sorte de dieu du mal, mais une créature de Dieu, donc bonne (Dieu vit que cela était bon). Mais il est vrai que ce qu’il symbolise peut être interprété en bien ou en mal : la prudence peut devenir de la ruse, la sexualité une arme, et le changement de peau de la dissimulation. Ses propos dans le récit biblique ne sont pas réellement des mensonges, mais ils peuvent le devenir selon l’accueil qu’on en fait. Si ce serpent n’est pas le diable, il en utilise la tactique : il dilue la vérité, il agite un chiffon rouge pour détourner notre regard de l’essentiel et nous obliger à regarder ce qui l’arrange.

Ne pas discuter

Au passage, nous trouvons dans la Bible un autre exemple célèbre de déplacement de la Parole de Dieu lors des tentations de Jésus au désert (Mt 4,5-7) :

Alors le diable l’emmène à la Ville sainte, le place au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : ‘Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre.’ »

Cette fois-ci le texte est clair, il s’agit bien du diable, et il connaît la Parole de Dieu, il l’a connaît même bien mieux que nous : n’est-il pas, dans la tradition, un ange déchu ? Mais cette Parole, tirée du psaume 91, censée consoler l’homme, le réconforter, lui rappeler que Dieu est son allié, il s’en sert pour le mettre à l’épreuve ! Jésus ne se laisse pas troubler :

Jésus lui déclara : « Il est encore écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu (Dt 6,16). »

Point barre ! Il n’essaie même pas de rectifier ce que dit le diable, il n’entre pas en dialogue avec lui : il lui tourne le dos !

Le maître du soupçon

Mais la femme, elle, discute, et le serpent se frotte les mains :

Le serpent dit à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »

Là, le serpent se bidonne carrément : « Pffff …. Mais non, bande de nazes ! Dieu essaie de vous bananer, il veut garder sa petite divinitude pour lui tout seul. ‘Mourir tu mourras’, c’est de la poudre aux yeux, mais il faut les ouvrir au contraire ! Il suffit de manger l’arbre et hop ! vous serez dieux vous aussi ! »

Dans sa première phrase (Alors comme ça, Dieu vous a dit …), le serpent se contentait de questionner ; cette fois-ci, il affirme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas !

Et de fait, il ne ment pas : après avoir mangé du fruit de l’arbre, l’homme et la femme ne mourront pas (pas physiquement, en tout cas, et pas immédiatement), et leurs yeux s’ouvriront, mais sur une bien piètre connaissance, celle de leur nudité. Mais il insinue le doute : si Dieu a interdit, c’est pour brimer l’homme, pour garder le meilleur pour lui. Il ne ment pas à proprement parler, mais il fait de Dieu un menteur !

N’oublions pas que ce qui est en jeu ici, c’est l’Alliance entre Dieu et l’homme, une Alliance qui repose, comme toute alliance, sur la confiance. Le serpent pervertit l’Alliance en introduisant la défiance : il élude complètement le don, insiste sur la limite et en présente la raison de telle sorte qu’elle devient insupportable. Il n’est plus dans le vrai, mais dans le vraisemblable, dont il est très difficile de sortir : une fois que le doute est introduit, il fait son chemin dans la conscience comme le ver dans le fruit (c’est le cas de le dire).  Notre serpent biblique est, bien avant Nietzsche, Freud et consort, le premier maître du soupçon !

Un totalitarisme sournois

Vous serez comme des dieux, dit le serpent. Rappelons que la scène se situe immédiatement après l’achèvement de la création de l’être humain. L’homme et la femme viennent de recevoir leur vocation d’être image et ressemblance de Dieu (par le don réciproque de leurs corps), et ils sont donc nus sans honte. Être image de Dieu, c’est lui ressembler dans ce qu’il est, dans sa nature même de communion d’amour.

Or le serpent propose à la femme d’être comme des dieux, c’est-à-dire  de s’emparer d’une quasi ressemblance, qui ne porte plus ici sur la nature de Dieu, mais sur un de ses attributs (la connaissance du bien et du mal). Il revêt d’un masque de laideur la ressemblance de Dieu, comme le dira plus tard Didier Rimaud :

  • La ressemblance que propose Dieu est basée sur le respect de l’autre, une parfaite égalité de dignité ; elle consiste à laisser l’autre être autre, à le laisser finalement nous échapper. C’est une ressemblance qui se reçoit.
  • La ressemblance que propose le serpent induit un totalitarisme sournois, une volonté de tout connaître, tout contrôler, tout dominer. C’est une ressemblance qui se prend.

Ainsi donc, il ne pervertit pas seulement l’Alliance, mais la ressemblance, et donc la vocation de l’homme. En voulant mettre la main sur ce qui n’est pas lui, l’homme va se détourner de ce qu’il est. Désormais, il sera toujours dans ce décalage entre ce qu’il est réellement et ce qu’il veut être, et ce décalage sera source d’angoisse, voire de désespoir.

Image © Elisée

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