La chute (3) : les conséquences

Nous avons vu dans l’article précédent (cf. La perversion de l’Alliance) qu’en entrant dans la discussion, la femme est entrée dans le soupçon ; elle n’en sortira plus. Bien plus, elle va y entraîner l’homme avec elle.

La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence. Elle prit de son fruit, et en mangea. Elle en donna aussi à son mari, et il en mangea.

La mère des vivants

Depuis des siècles, on nous serine que le malheur est entré dans le monde par la faute d’Ève, justifiant ainsi toutes les oppressions dont les femmes à sa suite ont été victimes de la part des hommes. Mais pourquoi l’homme s’est-il donc laissé faire ? Que la femme mange le fruit (rappelons qu’il ne s’agit pas d’une pomme, mais d’un fruit, pomum en latin), c’est une chose : elle n’avait pas entendu directement le commandement de Dieu. Mais Adam ? Si l’un des deux est responsable (au sens légal), c’est bien lui ! Et il brille par son absence !

Durant tout le dialogue avec le serpent, l’homme n’a pas dit un mot ; et quand la femme lui donne le fruit, il se laisse faire comme un gosse. Et peut-être est-ce là qu’il faut chercher la raison du choix du serpent de parler à la femme plutôt qu’à l’homme. En faisant de l’homme un infans (qui ne parle pas) et qui se laisse nourrir, le texte biblique nous présente une figure féminine qui n’est pas tant conjugale que maternelle. D’ailleurs dans les versets suivants seront évoqués la descendance (je mettrai une hostilité entre ta descendance et la sienne, v.15), et la maternité (je multiplierai les peines de tes grossesses, v.15), et l’homme lui donnera le nom d’Ève, parce qu’elle fut la mère de tous les vivants (v.20).

C’est dire qu’au-delà du mystère du mal, c’est aussi le mystère de la transmission qui est en jeu : de génération en génération, tout être humain sera touché par cette réalité du mal, de la chute, de la transgression, de la perte de l’Alliance originelle (au sens propre : l’Alliance des origines). Non pas comme une malédiction héritée, comme si les hommes d’aujourd’hui devaient payer encore et toujours pour la faute de leurs lointains ancêtres, mais comme une réalité liée à la condition humaine, à la vocation propre de l’homme et de la femme : la liberté d’entrer ou non dans l’Alliance.

Ils se firent des pagnes

Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent les unes aux autres des feuilles de figuier, et ils s’en firent des pagnes.

Notons que leurs yeux ne s’ouvrent que lorsque les deux ont mangé : c’est donc bien sur la relation que la transgression va avoir des conséquences. Et quelle conséquence immédiate ? Ils voient leur nudité d’un autre œil, comme quelque chose d’anormal, qu’il faut cacher. Leurs corps disaient la ressemblance de Dieu dans le don mutuel ; et cette ressemblance que l’homme et la femme n’ont pas su accueillir mais qu’ils ont voulu saisir, ils ne peuvent plus l’assumer, ils en ont honte.

À la différence de la culpabilité, la honte ne provient pas de la conscience d’avoir mal agi, mais s’enracine dans le sentiment d’illégitimité à exister ; la personne se sent indigne, non pas en tant que telle, mais en tant qu’humain dans la communauté humaine ; elle est une dévalorisation de la valeur de la personne dans le champ relationnel : la honte est au plus au point un sentiment social !

Écoutons ce que dit à son sujet la psychologue Michelle Larivey dans son livre La puissance des émotions : « On n’éprouve jamais de la honte seul face à soi-même. La honte est un sentiment qui est toujours vécu ‘devant’ les autres et ‘par rapport’ à leur jugement. La honte est composée d’une réaction d’humiliation devant le jugement de l’autre et du jugement négatif qu’on porte soi-même sur cet aspect. »

Première conséquence : la honte d’être soi.

Où es-tu ?

Ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour. L’homme et sa femme allèrent se cacher aux regards du Seigneur Dieu parmi les arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu donc ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. »

Qui saura dire l’extrême poésie des textes bibliques, et notamment ceux de la Genèse ? Dieu se promène dans le jardin à la brise du jour ! Tout de suite après la honte, voilà que nous est redonné comme un parfum de l’intimité perdue. Ce Dieu qui fait paisiblement sa promenade vespérale, l’homme et la femme ne le voient plus, ils ne peuvent que l’entendre. Et ils se cachent de lui comme ils se cachent d’eux-mêmes.

Mais Dieu, lui ne se cache pas ; il part à la recherche de l’homme avec une question simple et bouleversante : « Où es-tu donc ? » Beaucoup se demandent où est Dieu, mais savent-ils que Dieu le premier pose cette question à l’homme ? Il ne cherche pas l’homme pour le coincer, pour le pousser dans ses retranchements, mais parce qu’il se soucie de lui : il vient prendre de ses nouvelles, comme le dira plus tard Job (Jb 7,16). Le regard que Dieu pose sur l’homme est toujours un regard d’amour, mais l’homme ne le perçoit plus comme tel ; et comme Job, il ne peut s’empêcher de penser que ce regard de Dieu sur l’homme est malveillant.

Où es-tu ? Où sont l’image et la ressemblance ? Où es ton vrai visage ? Telles sont les questions que Dieu ne cesse de poser à l’homme, et à chacun de nous ; non pas pour nous condamner, mais pour nous révéler au contraire, pour nous faire revenir à nous-mêmes. Et comme le premier homme, nous répondons : « J’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché. »

J’ai eu peur parce que je suis nu

Le sens originel du corps, on ne le dira jamais assez, est de rendre visible ce qui est invisible, à savoir la communion d’amour interne à Dieu et qu’il veut communiquer à l’homme par participation (cf. L’achèvement). Le corps est, d’une certaine manière, la première Alliance que Dieu passe avec l’homme, et qui est symbolisée par l’arbre interdit. Dans cette Alliance figure également l’acceptation du monde visible et sa domination par l’homme.

En rompant l’Alliance, l’homme se coupe de cette participation, et s’écroule en même temps la garantie de sa domination sur le monde. « Il perd le sens de son droit de participation à la perception du monde dont il jouissait dans le mystère de la création. Ce droit trouvait son fondement au plus intime de l’homme, dans le fait qu’il participait lui-même à la vision divine du monde et de sa propre humanité » (Saint Jean-Paul II, Catéchèse sur la théologie du corps n°27)

Ce monde que l’homme était censé dominer, il va le voir comme hostile, dangereux. À la relation initiale de confiance va se substituer une défiance quasi universelle envers tout ce qui n’est pas lui. Et en lui-même également ces paroles révèlent une fracture, comme une rupture de l’unité originaire : la défiance est désormais partout. 

Deuxième conséquence : la peur de Dieu et de l’autre.

C’est pas moi, c’est l’autre !

Le Seigneur reprit : « Qui donc t’a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger ? » L’homme répondit : « La femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé. » Le Seigneur Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là ? » La femme répondit : « Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé. »

Dieu n’est pas bête, il sait bien que l’homme a désobéi ; mais il veut l’entendre lui-même. D’une certaine manière, il lui laisse une chance de se jeter dans ses bras et de demander pardon, de reconstituer l’Alliance brisée. Et que dit l’homme ? C’est pas moi, c’est l’autre ! Au lieu de reconnaître humblement son erreur, il accuse non seulement la femme, mais Dieu lui-même : « La femme que TU m’as donnée … » Ben voyons ! Tout ça, c’est la faute de Dieu ! C’est tout juste s’il ne lui reproche pas de l’avoir créé. De coupable, le voilà devenu victime : la peur est toujours mauvaise conseillère.

La femme, finalement, s’en tire un peu moins mal : « Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé. » Certes le serpent l’a trompée, c’est vrai, mais elle ne semble pas se reconnaître d’autre responsabilité dans l’histoire qu’une certaine naïveté sans conséquence.

On ne saura jamais ce qui se serait passé si l’homme avait reconnu sa faute, mais on peut en avoir une petite idée grâce à un autre épisode biblique, beaucoup plus récent : l’attitude de Judas et de Pierre après la condamnation de Jésus. Tous les deux ont trahi, mais le premier désespère de lui-même et va se pendre, tandis que le deuxième pleure son péché et deviendra le vicaire du Christ …

Troisième conséquence : l’accusation.

Boucan d’enfer

On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en partant, paraît-il. Ce qui s’est passé au jardin d’Eden ce jour-là a provoqué une déflagration aux conséquences incalculables, au sens propre un véritable « boucan d’enfer » comme dirait Renaud.

Résumons : honte d’être soi, peur de l’Autre, accusation tous azimuts. En voulant « être comme Dieu », l’homme, au lieu de se libérer d’un autoritarisme imaginaire, va se retrouver pris dans les mailles d’une angoisse existentielle : ce qu’il est, il n’en veut pas ; ce qu’il n’est pas, il le désire. « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps voué à la mort ? » disait saint Paul (Ro 7,24). Oui, malheureux homme, qui en refusant d’entrer dans l’Alliance, ne sait plus réaliser la synthèse entre ces deux pôles qui le constituent, le spirituel et le corporel, et qui désormais vivra sa finitude (inhérente à toute créature) comme une perdition. Malheureux homme qui, dans l’effort qu’il fait pour gagner sa liberté, en arrive à la perdre complètement, jusqu’à abandonner toute responsabilité.

Et à l’instar des situations si bien décrites par Kafka, si cette angoisse ne fait pas toujours du bruit, elle est souvent vécue comme un enfer.

Cet article puise quelques arguments dans le texte qu’Anne-Marie Pelletier consacre à ce chapitre dans La Bible et sa culture (dir. M. Quesnel et Ph. Gruson), Desclée de Brouwer, Paris, 2000, p.54-58.

Image par falco de Pixabay

 

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