À tout seigneur tout honneur, nous commençons notre rubrique consacrée à la Bible par un des textes fondateurs de la foi d’Israël, que l’Église nous propose d’entendre lors de la Vigile pascale. Au cours de cette célébration qui condense tout le mystère de la foi chrétienne, la liturgie propose pas moins de 9 lectures (sans compter les psaumes), dont 7 de l’Ancien Testament. On n’est pas obligé de lire les sept, mais au moins deux ou trois. L’une d’entre elles est absolument obligatoire : il s’agit du récit du passage de la Mer Rouge par le peuple hébreu, qui nous est raconté au chapitre 14 du livre de l’Exode.
Si ce texte est obligatoire, c’est qu’il est incontournable. Et pour cause : ce récit est la pierre angulaire, la pierre de fondation de la foi d’Israël. On aurait pu penser que le texte fondateur était le récit de la création au premier chapitre du premier livre, celui de la Genèse. Et bien non : le texte fondateur, c’est ce récit de la sortie d’Égypte.
Le contexte
Rappelons le contexte : une petite poignée d’Hébreux est arrivée en Égypte à la suite de Joseph, le plus jeune fils de Jacob, environ 17 siècles avant notre ère. Au cours des quatre siècles qui suivent, ils y croissent et se multiplient, tant et si bien que les Égyptiens prennent peur et les soumettent à des corvées de plus en plus dures pour mieux limiter leur extension. Peine perdue, ces maudits Hébreux sont des durs à cuire qui continuent à faire des petits malgré les restrictions. Aux grands maux les grands remèdes : le roi décide de faire mourir systématiquement les enfants hébreux mâles. Pas de chance pour lui, une fille de Lévi réussit à cacher son fils et à le faire adopter par rien moins que la fille de Pharaon ! S’il s’agissait d’un film hollywoodien, on dirait que le scénario est un peu capillotracté, mais, comme nous le savons, rien n’est impossible à Dieu …
Devenu adulte, Moïse (car c’est bien de lui qu’il s’agit) tue un Égyptien et s’enfuit au pays de Madiân où il s’établit. Et un jour qu’il garde son troupeau, il rencontre Dieu, sous la forme d’un buisson ardent (Ex 3), qui l’envoie auprès de Pharaon pour faire sortir d’Égypte les Israélites. Après un long marchandage (c’est quand même une histoire juive), Moïse accepte et retourne vers Pharaon pour lui annoncer la nouvelle : « Ainsi parle Yahvé, le Dieu d’Israël : Let my people go ! » Évidemment, Pharaon ne l’entend pas de cette oreille et ça se passe plutôt mal dans les chapitres qui suivent. Dieu envoie calamité sur calamité sur l’Égypte (les fameuses 10 plaies), et Pharaon, qui est quand même une fieffée bourrique, s’obstine dans son refus. Alors Dieu sort le grand jeu : il va faire mourir tous les premiers-nés de l’homme et du bétail au pays d’Égypte. Pas de détail : tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! Et pour reconnaître les siens, il donne à Moïse cette consigne :
« Au quatorzième jour du mois de Nisan, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison. Ce sera une bête sans défaut, un mâle, de l’année. Dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël, on l’immolera au coucher du soleil. On prendra du sang, que l’on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera. (…) Je traverserai le pays d’Égypte, cette nuit-là ; je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’au bétail (…) Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang, et je passerai : vous ne serez pas atteints par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte. » (Ex 12)
On reconnaît-là le texte qui est lu chaque année au soir du Jeudi saint, en prélude au dernier repas de Jésus. « Ce jour-là sera pour vous un mémorial. C’est un décret perpétuel : d’âge en âge vous la fêterez. » C’est la préfiguration de la nouvelle Alliance acquise non plus dans le sang d’un agneau, mais dans celui de Jésus.
Une fête profane
À l’origine, la fête de Pâque (comme la plupart des fêtes religieuses) était une fête profane, une fête pastorale : aux alentours de l’équinoxe de printemps, on sacrifiait un agneau et on badigeonnait de son sang les portes des maisons pour détourner les mauvais esprits et protéger la famille. Le mot lui-même, pesah, dérive du verbe pasah qui signifie « passer au-dessus » : les mauvais esprits passaient au-dessus des maisons. Comme beaucoup d’autres peuplades, les Hébreux ont dû pratiquer cette fête. Sauf qu’au fil du temps, ils vont y voir non plus seulement une protection « contre » (les mauvais esprits), mais une protection « avec » (Dieu) : « Ah ! mais dites donc, en fait ce n’est pas le sang de l’agneau qui nous protège, c’est la main puissante de Dieu ! ». Le génie du judaïsme, et du christianisme après lui, a été de reprendre à son compte des rites profanes pour y lire la main de Dieu protégeant son peuple, Dieu s’impliquant dans la vie des hommes. De même, il y avait, dans les premiers siècles, une fête au solstice d’hiver, au moment où les jours rallongent, pour célébrer la victoire de la lumière sur les ténèbres, du jour sur la nuit. Plutôt que de lutter contre cette fête païenne, les chrétiens l’ont « récupérée » en disant : « La lumière dont nous célébrons la victoire, c’est le Christ, vraie lumière venue dans le monde. » Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de raccommoder du vieux pour en faire du neuf. Il s’agit de chercher dans les traditions anciennes les intuitions de la révélation juive, puis chrétienne. St Justin l’affirme dès le IIe siècle, lorsqu’il dit que les philosophes païens « pouvaient voir la vérité confusément grâce à la semence du Verbe déposée en eux par nature » (même si, bien sûr, la plénitude de la vérité ne vient que par la grâce).
En fait, tout ça s’est fait très progressivement, et d’ailleurs le texte de l’Exode a été écrit bien après la sortie d’Égypte, à un moment où le peuple juif avait besoin de se « consolider » comme peuple, de se forger une sorte de « mythe fondateur » comme en a besoin toute communauté humaine (par exemple, le mythe fondateur de notre république française, c’est la Révolution). Il ne s’agit pas de chercher des preuves, mais des signes. A un niveau personnel (et l’histoire sainte, c’est notre histoire à tous), chacun peut relire sa propre vie et y voir des traces de Dieu … ou pas, selon qu’il croit ou non (et dans ce cas ce sont de simples « coïncidences »). Tant il est vrai qu’il ne s’agit pas de voir pour croire, mais de croire pour voir !
La fuite
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre agneau pascal. Moïse fait comme Dieu lui a commandé, et Dieu fait mourir tous les premiers nés au pays d’Égypte, sauf ceux des Israélites. Fureur de Pharaon, qui non seulement se décide enfin à laisser partir les Hébreux, mais les flanque carrément à la porte ! Notons qu’au passage, les Hébreux en profitent pour emporter le petit et le gros bétail, et aussi ça et là des objets d’argent et d’or raflés chez les Égyptiens. Pas bêtes !
Le texte parle de 600 000 hommes sans compter leurs familles, mais les traces archéologiques ne sont pas probantes. Deux ou trois millions de personnes partant d’un coup, les journaux de l’époque en auraient parlé ! Ils étaient probablement moins nombreux, mais quand même suffisamment pour que ça fasse un trou dans la population, surtout une population qui était quand même bien utile pour fabriquer des briques à moindre coût. Revenu de sa fureur première, Pharaon s’inquiète et commence à se dire qu’il a fait une boulette : « Qu’avons-nous fait là, de laisser Israël quitter notre service ! ». Et voilà notre Pharaon se lançant à la poursuite des Israélites avec toute son armée, ses chars et ses guerriers.
En ces jours-là, le Seigneur dit à Moïse : « Pourquoi crier vers moi ? Ordonne aux fils d’Israël de se mettre en route ! Toi, lève ton bâton, étends le bras sur la mer, fends-la en deux, et que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer à pied sec. Et moi, je ferai en sorte que les Égyptiens s’obstinent : ils y entreront derrière eux ; je me glorifierai aux dépens de Pharaon et de toute son armée, de ses chars et de ses guerriers. Les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur, quand je me serai glorifié aux dépens de Pharaon, de ses chars et de ses guerriers. »
Moïse étendit le bras sur la mer. Le Seigneur chassa la mer toute la nuit par un fort vent d’est ; il mit la mer à sec, et les eaux se fendirent. Les fils d’Israël entrèrent au milieu de la mer à pied sec, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. Les Égyptiens les poursuivirent ; tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses guerriers entrèrent derrière eux jusqu’au milieu de la mer.
Aux dernières heures de la nuit, le Seigneur observa, depuis la colonne de feu et de nuée, l’armée des Égyptiens, et il la frappa de panique. Il faussa les roues de leurs chars, et ils eurent beaucoup de peine à les conduire. Les Égyptiens s’écrièrent : « Fuyons devant Israël, car c’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous ! »
Le Seigneur dit à Moïse : « Étends le bras sur la mer : que les eaux reviennent sur les Égyptiens, leurs chars et leurs guerriers ! »
Moïse étendit le bras sur la mer. Au point du jour, la mer reprit sa place ; dans leur fuite, les Égyptiens s’y heurtèrent, et le Seigneur les précipita au milieu de la mer. Les eaux refluèrent et recouvrirent les chars et les guerriers, toute l’armée de Pharaon qui était entrée dans la mer à la poursuite d’Israël. Il n’en resta pas un seul. Mais les fils d’Israël avaient marché à pied sec au milieu de la mer, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. (Ex 14, 15-29)
Mais où Moïse a-t-il bien pu traverser ?
Texte épique s’il en est, et l’on a tous en mémoire les images grandioses des murailles d’eau s’ouvrant devant la bonne tête d’Américain de Charlton Heston en Moïse revisité par Cecil B. DeMille. Bien évidemment, des centaines de chercheurs se sont penchés sur la question. Ce dont on est sûr, c’est qu’il ne peut pas s’agir de la Mer Rouge, qui est bien trop au sud (les Égyptiens avec leurs chars auraient largement eu le temps de rattraper une population de femmes et d’enfants à pied), trop large et trop profonde. Le golfe de Suez ? Pourquoi pas, et d’ailleurs on y a retrouvé les restes d’une armée égyptienne datant de l’époque des pharaons. Mais il reste assez profond, et il aurait fallu au moins un tsunami pour déplacer une telle masse d’eau.
La thèse la plus probable est celle d’une traversée des eaux beaucoup plus au nord, au bord la mer Méditerranée, avec deux lieux possibles, le lac Manzalah ou le lac Bardawil, qui sont en réalité des lagunes assez peu profondes et séparées de la Méditerranée par un cordon littoral. Ces lagunes sont plantées de roseaux, ce qui justifierait l’appellation de mer des Roseaux que lui donne Ex 13, 18. Le cordon littoral peut être traversé à pied, mais il est très difficile d’y engager une armée de chars, qui seraient obligés d’avancer en file indienne, auquel cas un seul char embourbé bloquerait tout le reste de la colonne. On voit là que Moïse, avec son air de ne pas y toucher, était en réalité un fin tacticien. Par ailleurs, on a découvert qu’à cet endroit, des vents soufflant à 100 km/h pendant douze heures pouvaient creuser les eaux sur deux mètres au moins de profondeur, créant un passage long d’environ trois kilomètres et large de cinq. C’est un phénomène connu sous le nom de wind setdown : quand un fort vent d’est souffle de façon continue (toute la nuit) au bord d’un plan d’eau (étang, lac, mer, voire océan), il pousse la surface de l’eau perpendiculairement vers l’ouest. Comme les eaux sont peu profondes, les vents ont pu créer un passage suffisant pour que le peuple puisse passer à pied ; le reflux, commençant par l’ouest, a recouvert les assaillants qui étaient derrière pendant que le peuple terminait sa marche.
Mais alors, peut-on encore parler de miracle ? Oui, car en réalité, les miracles ne consistent pas forcément à passer outre les phénomènes naturels : Dieu utilise la création, il ne la méprise pas ! Le miracle, c’est le moment providentiel où le vent se met à souffler, c’est le signe que Dieu est avec son peuple (notons au passage que Jean dans son Évangile ne parle jamais de miracle, mais de signe). Et ce qui est intéressant, c’est la façon dont nous pouvons interpréter ce signe.
Une lecture spirituelle
Évidemment, tout ça peut nous paraître bien cruel pour les Égyptiens : Dieu n’est pas très sympa avec eux, sous prétexte de sauver des Hébreux qui, au final, ne donnent pas l’impression de valoir beaucoup mieux ! Bien sûr, on peut se dire que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu’ils cherchent toujours peu ou prou à justifier a posteriori les dommages collatéraux de leur victoire. Ce n’est pas faux, mais dans un bouquin censé nous édifier sur la bonté de Dieu, ça fait un peu désordre. C’est là qu’il est bon de nous souvenir de deux choses, si nous ne voulons pas faire de contresens et faire dire aux récits bibliques ce qu’ils ne veulent surtout pas dire.
La première, c’est que la notion de « vérité historique » telle qu’on pourrait la trouver dans les journaux modernes est très très récente ; du temps des Juifs, elle n’existait pas, et elle n’aurait eu pour eux aucun intérêt. D’ailleurs, le concept même de « vérité objective » est à prendre avec des pincettes : je me demande comment les livres d’histoire, dans 50 ou 100 ans, raconteront les élections de 2017 …
La deuxième, c’est qu’à l’époque, les Juifs ignoraient les notions de causes premières et de causes secondes, décrites au XIVe siècle par Thomas d’Aquin (toute cause créée est seconde par rapport à Dieu, cause première et universelle). Ils ne connaissaient que la cause première : Dieu. Puisque les chars de Pharaon se sont enlisés, c’est que Dieu a faussé leurs roues, point-barre. Idem pour la liberté individuelle, qui est un concept encore plus récent : si Pharaon était têtu comme une bourrique, c’est que Dieu avait endurci son cœur. Pour ce peuple de bouviers et d’agriculteurs, ça ne va pas plus loin. Le berceau de notre philosophie, c’est la Grèce propre et bien éduquée, avec ses temples et ses écoles, pas le désert du Néguev ni les montagnes de Judée.
Toute lecture de l’histoire, y compris de l’histoire sainte, suppose qu’on fasse abstraction des connaissances récentes pour se replacer dans le contexte, sous peine d’anachronisme. On ne peut pas demander à un enfant de 4 ans d’expliquer le monde comme un astrophysicien !
Donc, rappelons-nous qu’il s’agit ici d’une lecture « spirituelle » et non pas scientifique ou historique, ni même morale. Au cours du dernier millénaire avant notre ère, les Juifs, constitués comme peuple autour d’une religion unique, cherchent à comprendre qui est ce Dieu qu’ils célèbrent – et qu’ils sont apparemment les seuls dans le monde connu à célébrer, ce qui en fait ipso facto un peuple consacré ou élu, c’est-à-dire « à part » (c’est le sens du mot « consacré »). Et Dieu va leur révéler petit à petit, très progressivement, qui il est. Il ne peut pas se révéler totalement à eux d’un coup (il ne le fait avec personne), parce qu’ils ne seraient pas capables ni de le comprendre, ni de le supporter (et nous non plus) : on ne passe pas d’un coup de l’obscurité à la lumière, ça fait mal aux yeux. Alors Dieu va commencer par le plus important : il est le Dieu qui sauve ! Ici, les Égyptiens ne sont que la figure de tout ce dont Dieu nous sauve : l’esclavage (tous nos esclavages, nos addictions, etc.), le mal, le péché, et ultimement la mort. Tout cela doit être « englouti » (« la mort a été engloutie » chante-t-on à la vigile pascale) dans la miséricorde de Dieu qui, au milieu de tout ce qui nous empêche d’avancer, nous ouvre un passage à pied sec.
Dieu sauve
Donc, l’expérience première que les Juifs (en tant que peuple) font du Dieu de l’Alliance est celle de la sortie d’Égypte, de la maison de servitude : lorsque le peuple est réduit en esclavage, Dieu sauve. Alors que Pharaon et ses armées sont lancés à leur poursuite et que le peuple hébreu est acculé, Dieu se manifeste en ouvrant la mer : quand il n’y a plus aucun espoir humain, Dieu sauve. Lorsque la traversée du désert se fait longue et que le peuple récrimine, Dieu envoie la manne et les cailles, il fait surgir l’eau du rocher : quand le nécessaire vient à manquer, Dieu sauve. Lorsque le peuple arrive dans une terre promise déjà occupée, Dieu chasse devant lui les nations pour qu’il puisse s’installer : pour réaliser sa promesse, Dieu sauve. Tout au long de l’Ancienne Alliance, c’est sous le nom de Sauveur que Dieu se présente lui-même au peuple d’Israël : Moi, le Seigneur, je suis ton Dieu, ton Sauveur (Is 43,3) ; Le Seigneur est ma lumière et mon salut (Ps 26).
Cet épisode de l’histoire d’Israël raconté dans le livre de l’Exode est donc l’expérience fondamentale sur laquelle s’appuie l’Alliance entre Dieu et les hommes. Ce n’est que bien plus tard, au moment où, exilé à Babylone, le peuple relit sa propre histoire pour y retrouver la trace de la fidélité de Dieu et des raisons d’espérer, que sera écrit le poème de la Création qui ouvre la Bible. Avant d’être Créateur, Dieu est Sauveur.
Et vous savez comment on dit « sauveur » en hébreu ? Yeshoua, Jésus !
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