Vendredi saint : Les heures de plomb

Une amie, fréquentant à nouveau l’Église après s’en être éloignée durant plusieurs décennies, me disait un dimanche de Pâques : « Je suis allée à la messe Vendredi saint ; ben dis donc, c’est plombant ! » Plombant, c’est en effet le mot juste : quand on vient du monde et de son agitation, de ses bruits et de ses excès, de sa frivolité et de son obsession du rendement et de l’efficacité, l’office de la Passion, ça plombe l’ambiance ! Cette église dépouillée, sans croix, tabernacle ouvert, lampe du sanctuaire éteinte, statues voilées, ça plombe l’ambiance ! De même qu’il y a eu les années de plomb, l’Église vit ce jour-là ses heures de plomb …

Silence et Parole

Tout commence par l’entrée des officiants. Pas de chant, pas de musique, l’autel est nu, sans nappe, sans chandelier, sans croix. Le prêtre arrive, en ornements rouges, et se prosterne devant l’autel, à plat ventre, sans un mot. « Tous prient en silence pendant quelque temps » dit le Missel. Ce silence est pesant : un silence de plomb. Pour autant, il ne s’agit pas d’un deuil : le Christ ne meurt pas sur la croix chaque Vendredi saint. Mais nous sommes en face du fondement de la vie chrétienne : ce qui tue le Christ, plus sûrement que les clous, plus sûrement que la lance, plus sûrement que la croix, ce sont nos péchés, nos refus, notre orgueil. Et c’est tout cela qui meurt avec lui sur la croix, pour que nous soient donnés, avec sa Résurrection, le salut et la vie. Ce silence et cette gravité sont l’occasion et le résultat de la prise de conscience de cette réalité.

Pas d’accueil « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » : la célébration est un prolongement de celle de la veille. Le prêtre commence directement avec la prière d’ouverture, puis, sans transition, on proclame les lectures. Celle du livre d’Isaïe, d’abord, ce qu’on appelle le « quatrième chant du Serviteur ». Qui est ce Serviteur dont parle Isaïe à plusieurs reprises (19 fois entre les chapitres 40 et 55) ? Le prophète lui-même ? Sans doute ; mais aussi le peuple d’Israël tout entier, élu pour être « la lumière des nations » (Is 49,8) ; le « petit reste », fidèle et souffrant, « portant le péché des multitudes et intercédant pour les pécheurs » (Is 53,12). Dès la Pentecôte, les disciples de Jésus ont vu dans la prophétie d’Isaïe l’image du Christ à venir (Ac 8, 27-35). « Sans beauté ni éclat pour attirer nos regards », il accomplit « ce qui plaît à Dieu » : offrir le sacrifice de réparation pour justifier la multitude !

Rappelons-nous que, dans la mentalité hébraïque, le sacrifice est d’abord ce qui nous rapproche de Dieu (cf. Le sacrifice de la messe) ; le Lévitique expose en détail les différents rites sacrificiels : il y a le sacrifice de communion, le sacrifice pour les péchés, le sacrifice de réparation, l’holocauste. Dans les trois premiers cas, ce qui reste de la victime, après prélèvement de la part de Yahvé, est consommé ; dans le cas de l’holocauste, comme son nom l’indique, la victime est entièrement brûlée (holos, complètement ; kausoo, brûler). Dans tous les cas, les rites ne font que rendre visibles des sentiments intérieurs : l’adoration, le désir d’intimité avec Dieu, l’aveu des péchés, le besoin d’être pardonné.

Ce sacrifice de réparation, seul le prêtre (le sacrificateur) pouvait l’offrir ; c’est pourquoi la deuxième lecture, tirée de la lettre aux Hébreux, nous dit que le Christ est le grand prêtre par excellence, qui n’offre pas le sang d’un animal, mais son propre sang. Il est lui-même le sacrificateur (le prêtre), l’offrande (la victime) et le Dieu à qui le sacrifice est offert (l’autel) : le sacrifice parfait, celui qui rend parfaitement juste, « la cause du salut éternel ». Et son sacrifice nous est rendu présent, non pas par le sacrifice eucharistique comme dans une messe ordinaire, mais par une succession de rites très particuliers : la proclamation de la Passion selon saint Jean, la grande prière universelle, la vénération de la croix, la communion aux hosties consacrées la veille.

Passion universelle

La lecture de la Passion, dans le silence et le dépouillement qui caractérise le Vendredi saint, prend une coloration particulière : la scène se déroule quasiment sous nos yeux, et on a beau connaître déjà l’histoire, on reste saisi par le réalisme et la sobriété des mots. Est-il vraiment besoin d’une homélie après ça ? La liturgie le prévoit, mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit longue. Je me souviens d’un prêtre qui, après nous avoir dépeint un « Christ aux outrages » particulièrement saisissant, avait simplement terminé par cette question : « Voulez-vous suivre cet homme ? ». Plus de dix ans après, je m’en souviens encore …

Puis vient la prière universelle, la grande supplication du Vendredi saint, si vaste qu’elle embrasse l’humanité entière, croyants et non croyants : dix intentions, et après chacune d’elle, une oraison particulière. C’est vraiment pour chaque homme que Jésus est mort, pour tous et pour chacun. Le missel prévoit qu’on se mette à genoux, en silence, après chaque intention : on prie avec son corps.

Enfin arrive ce moment incomparable : l’ostension de la croix (du latin ostendere, montrer). Deux formes sont possibles ; dans la première, la croix voilée d’un linge violet est amenée au centre du chœur et dévoilée progressivement par le prêtre qui chante : « Voici le bois de la croix qui a porté le salut du monde ! » ; à quoi les fidèles répondent : « Venez, adorons ! » et s’agenouillent en silence. Dans la seconde forme, le prêtre porte depuis le fond de l’église la croix dévoilée, en s’arrêtant trois fois et en chantant à chaque station. Parfois, on a droit à un remix des deux formes, le prêtre amenant la croix voilée du fond de l’église, avec les trois stations et le dévoilement progressif. Peu importe ; le bois qui a porté le salut du monde, le bois de l’arbre de Vie, le bois du premier Jardin, est à nouveau devant nous ! Il est beau que la liturgie mette ainsi sous nos yeux, à travers le simple bois de la croix, toute la création sauvée par l’amour du Christ …

Puis la croix est exposée à l’entrée du chœur, et les fidèles sont invités à venir l’adorer par un baiser. Adorer ? Le mot n’est-il pas un peu fort ? On préfère dire vénérer ; pourtant, étymologiquement, adorer c’est tourner sa bouche (os) vers (ad), c’est-à-dire baiser. Se mettre à genoux pour embrasser la croix, c’est s’unir à l’abaissement et à l’offrande du Christ, non par masochisme, mais par amour. Pendant la vénération de la croix, on chante traditionnellement les Impropères, les reproches, de Dieu à son peuple : « Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je offensé ? Réponds-moi ! » Et chacun de répondre : « Ô Dieu saint, ô Dieu fort, ô Dieu immortel, prends pitié de nous … »

Sacrifice de communion

Lorsque tous les fidèles ont défilé devant la croix, on met la table pour le repas, c’est-à-dire la nappe d’autel et le corporal. Le missel ne précise pas qui est ce « on » ; ce peut être des servants d’autel, un diacre, ou le prêtre lui-même. Mais ce peut être aussi de simples paroissiens, et c’est encore plus beau. Puis le prêtre va chercher les hosties consacrées la veille (les présanctifiés), dépose le ciboire sur l’autel et le découvre ; sur son invitation, tous disent ensemble le Notre Père, qui nous rappelle que, frères dans le péché, nous le sommes aussi dans le Salut : « De même que la faute commise par un seul a conduit tous les hommes à la condamnation, de même l’accomplissement de la justice par un seul a conduit tous les hommes à la justification qui donne la vie » (Ro 5,18) N’oublions pas que dans l’Ancien Testament, la chair de la victime offerte était consommée ; nous allons donc communier au Corps de la Victime pascale, immolée dans le sacrifice qui nous rapproche de Dieu.

Pas d’envoi le Vendredi saint, mais une simple bénédiction : « Que ta bénédiction, Seigneur, descende en abondance sur ton peuple qui a célébré la mort de ton Fils dans l’espérance de sa propre résurrection : accorde-lui pardon et réconfort, augmente sa foi, assure son éternelle rédemption ». L’obscurité et le silence retombent sur l’Église, que viendront réveiller le feu béni de Pâques et le chant joyeux de l’Exultet.

Image par Torsten Willimczik de Pixabay 

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.