Nous poursuivons notre voyage dans les pas d’Abram le Croyant (cf. Abraham (1) : La figure de l’Élu). Abram arrive donc dans le Néguev, qui signifie sud, vaste région désertique où pousse tout de même assez de végétation pour nourrir les troupeaux. Mais la vie y est précaire, il suffit de pas grand-chose pour que tout se casse la figure. Et c’est ce qui arrive : une famine, et Abram doit encore repartir. Il ne va pas vers le Nord, mais vers l’Égypte toute proche.
Quand il fut sur le point d’entrer en Égypte, il dit à Saraï, sa femme : « Vois-tu, je le sais, toi, tu es une femme belle à regarder. Quand les Égyptiens te verront, ils diront : ‘C’est sa femme’ et ils me tueront, tandis que toi, ils te laisseront vivre. S’il te plaît, dis que tu es ma sœur ; alors, à cause de toi ils me traiteront bien et, grâce à toi, je resterai en vie. »
Alors là, on peut dire qu’Abram ne manque pas de culot ! On verra par la suite qu’Abram n’est pas possessif, ni envieux, et c’est plutôt positif ; mais là, pour le coup, il est franchement égoïste : pour sauver sa vie, il n’hésite pas à livrer celle de sa femme ! Quel trouillard !
L’homme quittera son père et sa mère
La ruse prêterait à sourire si elle n’était pas profondément perverse. Expliquons-nous : lorsque Dieu crée la femme, il est précisé que « l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un ». Ce n’est pas un commandement, c’est un état de fait : pour devenir l’époux de sa femme et le père de son fils, l’homme doit cesser d’être le fils de son père (il l’est toujours, bien sûr, mais ça ne doit plus être son identité). Et on a vu que Dieu lui-même demande à Abram de quitter son père pour aller vers lui-même, vers la réalisation de son être. En demandant à Saraï de se faire passer pour sa sœur (la fille de son père), Abram abandonne le statut d’époux, qui implique différence et altérité, pour reprendre celui de fils : pour sauver sa vie, il va y renoncer ! Pour échapper à une mort par ailleurs hypothétique (pour l’instant le risque n’existe que dans son imagination), Abram désobéit à Dieu. Et du coup, ça se passe mal :
En effet, quand Abram arriva en Égypte, les Égyptiens virent la femme et la trouvèrent très belle. Les officiers de Pharaon la virent, chantèrent ses louanges à Pharaon et elle fut emmenée au palais. À cause d’elle, on traita bien Abram qui reçut petit et gros bétail, ânes, esclaves et servantes, ânesses et chameaux. Mais le Seigneur frappa de grandes plaies Pharaon et sa maison à cause de Saraï, la femme d’Abram. Pharaon convoqua Abram et lui dit : « Que m’as-tu fait là ! Pourquoi ne m’as-tu pas fait savoir qu’elle était ta femme ? Pourquoi as-tu dit : “C’est ma sœur” ? Aussi je l’ai prise pour femme. Maintenant, voici ta femme, prends-la et va-t’en ! » Pharaon donna ordre à ses gens de le renvoyer, lui, sa femme et tout ce qu’il possédait.
On remarquera au passage que Saraï, dont on apprendra plus tard qu’elle n’a que dix ans de moins que son mari, donc quand même à l’époque pas loin de la septantaine, suscite encore la convoitise des Égyptiens. Et selon les mœurs de l’époque, la voilà dans le lit de Pharaon, au grand bénéfice d’Abram. Mais Dieu ne l’entend pas de cette oreille et voilà que des catastrophes s’abattent sur Pharaon ; celui-ci comprend (même si le texte ne le précise pas, on peut supposer qu’il l’apprend de Saraï elle-même) le crime qu’il a commis et qui lui vaut ses tourments. Et comme il n’est pas mauvais bougre, il s’en prend à Abram : « Espèce de c… ! Pourquoi m’as-tu menti ? À cause de toi j’ai fait une bêtise ! Reprends ta femme et casse-toi ! » Si Abram a risqué sa vie avec les Égyptiens, c’est bien à ce moment-là ! Mais Pharaon, qui n’est décidément pas un idiot, a compris qu’Abram est protégé par Dieu (un dieu quel qu’il soit), et il sait qu’on ne touche pas impunément à un homme de Dieu. Ironie de l’histoire, c’est donc par celui qu’il craignait le plus qu’Abram se voit restaurer dans sa vérité d’époux et d’élu.
On voit par là que l’élection ne fait pas d’Abram un modèle de vertu par un coup de baguette magique. On l’a dit, l’appel de Dieu nous met en mouvement, c’est un chemin vers soi, et ce chemin passe par un ajustement des relations, toujours faussées par nos peurs et nos convoitises. On voit aussi que, si Dieu a parlé à Abram seul, c’est en réalité au couple que l’appel est lancé. On verra par la suite que l’un comme l’autre auront du mal à se rentrer ça dans la tête.
Pas de querelles entre nous
Abram repart donc, toujours avec sa femme, son neveu, ses serviteurs et tous ses biens, et il remonte jusqu’à Bethel, là où Dieu lui était apparu et où il avait déjà érigé un autel. Cette petite aventure lui a permis de devenir très riche (« à cause d’elle, on traita bien Abram qui reçut petit et gros bétail, ânes, esclaves et servantes, ânesses et chameaux »), et cette richesse, au lieu d’être une bénédiction, se révèle une source de conflits : le pays n’est pas assez grand pour deux. Les bergers d’Abram se disputent avec ceux de Loth, ça risque de dégénérer. C’est là qu’Abram fait preuve de sagesse : « Surtout, qu’il n’y ait pas de querelle entre toi et moi, entre tes bergers et les miens, car nous sommes frères ! N’as-tu pas tout le pays devant toi ? Sépare-toi donc de moi. Si tu vas à gauche, j’irai à droite, et si tu vas à droite, j’irai à gauche. »
Belle abnégation ! Lui le vieux, le sage, celui qui logiquement a préséance sur le plus jeune, lui cède la place. Et Loth croit faire l’affaire du siècle en choisissant la meilleure part : « Loth vit que toute la région du Jourdain était bien irriguée. […] Loth choisit pour lui toute la région du Jourdain et il partit vers l’est […] Abram habita dans le pays de Canaan, et Loth habita dans les villes de la région du Jourdain ; il poussa ses campements jusqu’à Sodome. » Nous apprendrons au chapitre 19 que le choix n’était peut-être pas si judicieux.
La vie est une affaire de séparation
Nous avons parcouru à peine deux chapitres, et déjà nous voyons qu’Abram a quitté sa terre (il quitte Harân), la maison de son père (il est l’époux de Saraï), et voilà maintenant qu’il se sépare aussi de sa famille. Vraiment, la vie est une affaire de séparation ! Et la réponse de Dieu ne se fait pas attendre : il renouvelle la promesse.
Après le départ de Loth, le Seigneur dit à Abram : « Lève les yeux et regarde, de l’endroit où tu es, vers le nord et le midi, vers l’orient et l’occident. Tout le pays que tu vois, je te le donnerai, à toi et à ta descendance, pour toujours. Je rendrai nombreuse ta descendance, autant que la poussière de la terre : si l’on pouvait compter les grains de poussière, on pourrait compter tes descendants ! Lève-toi ! Parcours le pays en long et en large : c’est à toi que je vais le donner. »
Après la famine survient la guerre, que le début du chapitre 14 nous raconte en détail, et qui se termine par la prise de Sodome et l’enlèvement de Loth. Abram est loyal, il rassemble des partisans, et avec une poignée d’hommes, il bat une armée entière et délivre son neveu. Manière de rattacher la « petite histoire » à la « grande » : comme souvent dans la Bible, le récit, plus ou moins inventé et édulcoré, permet d’expliquer des liens, des noms, en faisant remonter à une mémoire commune. Un peu comme quand on parle d’« ennemi héréditaire », sauf que là il s’agit de solidarité entre clans, d’une amitié dont les racines se perdent dans la nuit des temps.
En toi seront bénies toutes les familles de la terre
Voici qu’arrivent deux personnages bien différents et qui ont vis-à-vis d’Abram deux positions diamétralement opposées.
Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut. Il le bénit en disant : « Béni soit Abram par le Dieu très-haut, qui a créé le ciel et la terre ; et béni soit le Dieu très-haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains. » Et Abram lui donna le dixième de tout ce qu’il avait pris.
Le premier personnage, Melkisedek, est roi de justice (melek = roi, tsedek = justice) et roi de paix (shalom = paix), et en plus il est prêtre du Dieu très-haut (ça fait beaucoup pour un seul homme) ; et il vient voir Abram pour le bénir ; Tiens, tiens ! « Je bénirai ceux qui te béniront » avait dit Dieu. En bénissant Abram, Melkisedek entre dans l’élection, il est même le premier à le faire. Et Abram fait allégeance : « Il lui donna le dixième de tout ce qu’il avait pris ». Le but de l’élection n’est pas de mettre Abram en guerre avec tout le monde, ni de le placer au-dessus des autres. Idem pour le peuple élu, le peuple juif : la vocation juive n’est pas de dominer les nations, mais de porter la lumière du vrai Dieu au milieu d’elles. Si elles l’accueillent, elles entreront dans l’élection.
Le roi de Sodome dit à Abram : « Donne-moi les personnes et garde pour toi les biens. » Abram lui répondit : « J’ai levé la main vers le Seigneur, le Dieu très-haut qui a fait le ciel et la terre, et j’ai juré que je ne prendrais rien, pas même un fil, pas même une courroie de sandale, rien de tout ce qui t’appartient. Tu ne pourras pas dire : “C’est moi qui ai enrichi Abram.” Rien pour moi ! Seulement ce que les jeunes ont mangé et la part des hommes qui m’accompagnaient, Aner, Eshkol et Mambré. Qu’ils prennent eux-mêmes leur part ! »
Le deuxième personnage est le roi de Sodome ; on ignore son nom, mais on sait que « les gens de Sodome se conduisaient mal, et ils péchaient gravement contre le Seigneur » (Ge 13, 13). Il vient voir Abram et lui fait une proposition : donne-moi les personnes et je te laisse tout le butin. Pour dire personne, le texte emploie un mot fort : nephesh, l’âme, qui désigne effectivement l’être vivant, la personne. Donc en gros, il lui propose de lui vendre son âme ! Et Abram refuse de faire allégeance. « Celui qui te maudira, je le réprouverai » avait dit Dieu. La suite nous dira ce qui arrivera à Sodome.
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