Abraham (1) : La figure de l’Élu

Nous allons aborder un personnage important et très attachant de la Bible : Abraham. Son épopée s’étalant sur 13 chapitres (les chapitres 12 à 25 de la Genèse), je ne rentrerai pas dans les détails aujourd’hui. Pour l’instant, je me contenterai des 9 premiers versets. Et bien sûr, ce sera tout sauf exhaustif !

Abraham vient de Mésopotamie, cette terre qui s’étend le long du Tigre et de l’Euphrate (mesopotamos signifie entre les fleuves), et qui fait partie de ce qu’on appelle le croissant fertile. Qui dit sol fertile dit agriculture, et qui dit agriculture dit sédentarisation. C’est en Mésopotamie que se développent les premières techniques (agriculture et bâtiment), la culture (l’écriture entre autre), la spiritualité (l’épopée de Gilgamesh), bref la « civilisation ».

Vieux comme Mathusalem

Abraham est le fils de Terah, et un lointain descendant de Sem, le fils de Noé. Quand on lit les généalogies qui pullulent dans ces pages, on est surpris de la longévité des hommes de l’époque : 950 ans pour Noé, 807 ans pour Seth, 777 pour Lamek, etc. Tout cela n’est pas très vraisemblable, d’autant plus que les différentes versions du texte biblique divergent. Ainsi, selon le texte massorétique, Mathusalem serait mort l’année du Déluge (noyé sans doute). Mais la Septante le fait mourir 14 ans plus tard : il faut croire qu’à 955 ans, il savait bien nager ! Vous l’avez compris, ce n’est pas le moment de prendre la Bible au pied de la lettre. On peut avancer deux explications, qui d’ailleurs ne s’opposent pas.
La première, c’est l’usage symbolique des nombres, assez fréquent à une époque où les mêmes symboles servaient à la fois de chiffre et de lettre. La numérologie est une pratique courante dans la Bible, où beaucoup de chiffres ont une valeur sacrée : 3, 7, 12, 40, etc. Le problème, c’est qu’une grande partie du sens des chiffres dans la numérologie babylonienne et hébraïque est aujourd’hui perdue. Il nous est donc difficile, pour ne pas dire impossible, de reconstituer le sens de tous ces chiffres.
La deuxième, c’est que la démesure volontaire de ces âges nous oblige à changer de grille de lecture : il ne s’agit pas d’un récit historique, mais philosophique et religieux. On ne peut pas dater les grandes découvertes de l’humanité, comme le bien, le mal, la haine, les relations fraternelles, l’agriculture, etc., alors on leur donne un âge sacré, « pré-historique » en quelque sorte.

Tout ça pour dire que lorsque Dieu parle la première fois à Abraham, celui-ci a déjà 75 ans bien sonnés. C’est donc un homme sage selon les critères du temps ; les sociétés primitives respectent les vieux parce qu’ils sont sages : s’ils n’étaient pas sages, ils n’auraient pas pu devenir vieux, ils seraient morts avant. CQFD. Donc Abraham est vieux et sage, et d’ailleurs il ne s’appelle Abraham, mais Abram, qui signifie Père élevé ; il est marié à Saraï (ma princesse), qui n’est pas une gamine non plus, mais qui est très belle, comme la suite du récit le prouvera. Malheureusement, elle est stérile, ce qui dans ce milieu est une catastrophe, autant pour la femme (qui trouve sa dignité dans la maternité) que pour l’homme (pas de descendant, pas d’héritier). Ils sont originaires du sud de la Mésopotamie, de la ville d’Ur, en Chaldée (au sud-est de l’Irak actuel), qu’ils ont quitté à la suite de Térah, le père d’Abram, pour aller en Canaan ; le texte ne dit pas pourquoi ils ont quitté Ur, mais ils se sont finalement installés dans le grand centre caravanier de Harân (à peu près à la frontière de la Syrie et de la Turquie d’aujourd’hui).

The Chosen One

C’est là que Dieu, un beau jour, va s’adresser directement à Abram. Et pourquoi va-t-il parler à Abram plutôt qu’à un autre ? Parce que Abram est ce qu’on appelle une « figure », c’est-à-dire un personnage dont l’histoire va nous faire découvrir des choses sur nous-mêmes (ce que Jung appelait un archétype). Dieu aime tous les hommes, mais il ne peut pas le leur dire comme ça, tout de go, parce que c’est trop global, ils ne pourraient pas entendre. Alors pour montrer à chacun qu’il l’aime personnellement, il en choisit un, Abram, et il nous montre comment il l’aime : pour toucher à l’universel, il faut passer par le particulier. Donc il choisit Abram, non pas parce qu’il est meilleur, mais précisément parce qu’il est comme les autres, et que donc, en lui nous pouvons nous reconnaître, et à travers lui reconnaître l’appel de Dieu sur nous.

Le Seigneur dit à Abram : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront ; celui qui te maudira, je le réprouverai. En toi seront bénies toutes les familles de la terre. »

Ces trois versets nous décrivent ce que sera la mission d’Abram (car tout appel s’accompagne d’une mission) : Abram est choisi, élu (quitte ton pays) et cette élection s’accompagne d’une promesse (je ferai de toi une grande nation) et d’une bénédiction particulière (je te bénirai). Cette bénédiction ne va pas le protéger des épreuves (celui qui te maudira), mais l’aider à les traverser (je le réprouverai). Et chaque épreuve traversée sera pour lui l’occasion d’apprendre quelque chose sur sa condition d’homme ; et c’est ainsi qu’il devient une figure (en toi seront bénies toutes les familles de la terre). 
La mission d’Abram, c’est précisément d’assumer cette élection, de se laisser choisir, aimer d’une manière particulière par Dieu, au nom de tous. Et tous ceux qui béniront Abram, c’est-à-dire qui reconnaîtront que l’histoire d’Abram est aussi la leur, qui accepteront de se laisser choisir, entreront eux aussi dans la bénédiction. C’est pourquoi on appelle Abram le « père des croyants » : en voyant comment Dieu aime un homme, je comprends comment il aime tous les hommes, et surtout je comprends comment il m’aime moi : il m’appelle, m’éprouve (me fait éprouver qui je suis) pour me faire découvrir la nature de la relation qui m’attache à lui et lui à moi. À travers Abram, c’est donc toute l’histoire du salut qui s’amorce déjà …

Va vers toi

Quitte ton pays : le texte hébreu utilise une expression difficilement traduisible : lekh-lekha. Littéralement, cela signifie : va vers toi, (ou va pour toi), à partir de ta terre, de ta famille et de la maison de ton père. Il s’agit donc d’avancer, d’aller vers, et d’aller vers soi. Ces deux petits mots, si semblables et si différents, nous en disent long sur l’appel de Dieu : Dieu ne nous demande pas de nous renier nous-mêmes pour aller vers lui, mais bien au contraire de laisser ce qui nous entoure (qui nous a fait, certes, mais qui n’est pas nous), pour aller vers ce que nous sommes réellement (et que Dieu seul peut nous montrer parce que lui seul le connaît). Dieu est celui qui appelle l’homme vers l’homme …

Et tout homme qui entend cette parole et qui l’accueille se met effectivement en chemin vers le « Je » dont parlent les psychanalystes. On pourrait retrouver ici la célèbre phrase de Freud : « Là ou ça était (la terre, la famille), je dois advenir ». Sauf qu’Abram ne va pas faire ce chemin tout seul, ou guidé par un autre homme, mais en tenant la main de Dieu, qui seul connaît son nom (je rendrai grand ton nom), c’est-à-dire son être profond. Et en accédant à sa véritable identité, Abram sera bénédiction pour ceux qui l’accueillent et acceptent de se mettre en marche à leur tour ; ou malédiction pour ceux le rejettent et refusent un chemin qui, il est vrai, se révèlera assez douloureux.
On notera au passage que se trouve ici confirmée une réalité que nous avions déjà abordée dans le récit de la Création : la séparation permet la vie, en établissant des relations plus justes, plus harmonieuses, entre des éléments distincts. Séparation de l’élu du reste des hommes, pour le rendre porteur du salut de tous ; séparation d’Abram de son pays et de ses parents, de ce qui l’attache à son passé, pour lui rendre sa liberté d’homme. Car, c’est une évidence, quand on est attaché, on n’est pas libre …

À ta descendance je donnerai ce pays

Alors Abram va partir, et il va partir « sans savoir où il allait » (He 11, 8). Bon, à ce stade, on peut supposer qu’il avait déjà eu un avant-goût, d’une manière ou d’une autre, de la bénédiction de Dieu puisqu’il croit en sa parole. En tout cas, Dieu s’est montré particulièrement persuasif, et Abram quitte tout ; plus exactement il quitte son pays, sa parenté et la maison de son père, mais il part quand même avec sa femme, son neveu, ses serviteurs et tous ses biens. Ça doit faire une belle petite troupe, et la route est longue (surtout quand on ne sait pas où on va).

Il prit sa femme Saraï, son neveu Loth, tous les biens qu’ils avaient acquis, et les personnes dont ils s’étaient entourés à Harane ; ils se mirent en route pour Canaan et ils arrivèrent dans ce pays. Abram traversa le pays jusqu’au lieu nommé Sichem, au chêne de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. Le Seigneur apparut à Abram et dit : « À ta descendance je donnerai ce pays. » Et là, Abram bâtit un autel au Seigneur qui lui était apparu. De là, il se rendit dans la montagne, à l’est de Béthel, et il planta sa tente, ayant Béthel à l’ouest, et Aï à l’est. Là, il bâtit un autel au Seigneur et il invoqua le nom du Seigneur.

Sichem est une région fertile, où tout pousse facilement, une sorte de petit paradis sur terre : une terre bénie de Dieu. Tellement bénie que c’est justement celle-ci que Dieu va donner, non pas à Abram, mais à sa descendance ; on retrouvera d’ailleurs la ville de Sichem à plusieurs reprises dans la Bible, puisqu’elle fut la première capitale du Royaume d’Israël. Cette fois-ci, Abram voit Dieu ; comment, on l’ignore, mais d’une manière si forte qu’il fait ce que font tous les hommes en ce temps-là quand ils ont eu un contact avec la divinité, quelle qu’elle soit : il dresse un autel, une stèle, quelque chose, pour marquer ce lieu « saint ». Et il repart : « Puis, de campement en campement, Abram s’en alla vers le Néguev. »
« Mon père était un Araméen errant » diront plus tard les Juifs arrivés en Terre promise, au moment d’offrir les prémices de tous les produits du sol (Dt 26, 5). Et c’est vrai que tout le livre de la Genèse est marqué par cette errance, d’Abram d’abord, de ses descendants ensuite, puis du peuple hébreu. Parce qu’ils étaient encore des éleveurs, des bergers, et qu’il fallait pousser le troupeau toujours plus loin, sans doute, mais pas seulement. Cette errance des patriarches nous dit quelque chose de notre propre vie, du chemin que nous avons à parcourir pour devenir ce que nous sommes. Ceux qui ont fait le chemin de Saint Jacques de Compostelle le savent : marcher, jour après jour, ne nous déplace pas seulement géographiquement, mais  aussi (surtout ?) intérieurement.

De départ en départ, quelque chose alors change …

Image par Dimitris Vetsikas de Pixabay 

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.