Nous avons vu dans nos articles précédents (La main tendue de Dieu, La perversion de l’Alliance et Les conséquences) que Dieu propose à l’humanité une alliance basée sur la confiance réciproque ; cette alliance est présentée par le serpent comme une duperie, et l’homme et la femme, en cédant à leur convoitise d’être tout, finissent par n’être rien. En perdant la ressemblance de Dieu, ils perdent leur propre identité, leur propre vocation, et entrent dans une angoisse existentielle : ils croyaient atteindre le paradis, ils se retrouvent en enfer.
Et que va répondre Dieu à tout ça ?
Tu seras maudit !
Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, tu seras maudit parmi tous les animaux et toutes les bêtes des champs. »
Si Dieu s’est d’abord adressé à l’homme avec bienveillance (Où es-tu ?), il n’en est pas de même avec le serpent : pas de question, pas de circonstance atténuante. Tu seras maudit ! Le mot est fort : c’est la première fois que Dieu ne dit pas « c’est bon ». Autant le serpent « diluait » la vérité jusqu’à en faire un mensonge, autant Dieu est clair, net et précis. Il appelle un chat un chat, et mal ce qui est mal. Et puisque le serpent a suscité l’orgueil, il est puni par où il a péché ; il est littéralement humilié, du latin humus qui signifie terre : « Tu ramperas sur le ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. »
La victoire finale
D’autre part, puisque la femme a eu tort de faire confiance au serpent plutôt qu’à Dieu, celui-ci va remplacer cette confiance mal placée par l’hostilité : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. » Notons qu’il s’agit là d’une punition pour le serpent, mais que pour la femme (et pour l’homme), il s’agit plutôt d’une protection.
D’ailleurs la sentence est assortie d’une mystérieuse prophétie : « Celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon. » L’histoire du talon est sans doute puisée dans la mythologie crétoise (qui donna le fameux talon d’Achille), indiquant que le serpent attaque toujours une personne par son point faible. Mais le plus important reste que la victoire finale appartiendra à un fils de la femme. Le serpent doit trembler à chaque nouvelle naissance ! Les chrétiens y liront plus tard une annonce de la victoire finale du Christ, qui vaincra le démon non sans être lui-même blessé à mort.
Les douleurs de l’enfantement
Nous avons vu que la figure de la femme est plus maternelle que conjugale (cf. Les conséquences). C’est donc dans la maternité que la faute aura le plus de conséquences : « Je multiplierai la peine de tes grossesses ; c’est dans la peine que tu enfanteras des fils. »
Aaaarghl ! Je vois d’ici les féministes de tout poil se lever et montrer Dieu du doigt en le traitant de sale misogyne ! Bienheureuse péridurale qui nous libère d’une telle malédiction ! Et il est vrai que les hommes, religieux ou non, ont depuis des siècles fait de la femme la source de tous les maux et trouvé que les souffrances de l’accouchement étaient une juste condamnation. Mais rappelons-nous que c’est l’homme déchu, l’homme coupé de Dieu (fut-il pape !), l’homme marqué lui aussi par le refus de la ressemblance, qui parle ainsi !
En réalité, la défiance de l’être humain envers Dieu a brisé l’harmonie originelle : harmonie avec Dieu (ils se cachent de lui), harmonie avec la nature (la terre devient aride et ils seront chassés du jardin), harmonie entre eux (ils s’accusent), et surtout harmonie avec soi-même (la honte). L’humanité avait pour tâche de récapituler en elle le monde matériel et le monde spirituel (« Le corps, en effet, par sa visible masculinité et féminité, et seulement lui, est capable de rendre visible ce qui est invisible, le spirituel et le divin », cf. L’achèvement) ; désormais, le monde spirituel lui paraîtra inaccessible, et le monde matériel (notamment le corps) un obstacle dans la réalisation de ses désirs.
Précisons : dans un monde harmonieux, tout effort est proportionné au but recherché. Une fois l’unité brisée, l’effort physique (le travail) ne connaît plus le but à atteindre et devient démesuré. Il semble d’ailleurs que l’accouchement humain soit le plus douloureux du règne animal (d’autant plus depuis qu’on oblige les femmes à accoucher dans la position la moins appropriée). Mais il est surtout marqué par la peur et l’anxiété, qui aggravent considérablement la peine en dispersant l’énergie : l’effort fourni manque sa cible (étymologie du mot pécher en hébreu).
La domination mutuelle
Le refus de la ressemblance de Dieu par le don de la vie rend la transmission de cette même vie douloureuse. Mais il a aussi transformé le don mutuel en domination mutuelle : « Ton désir te portera vers ton mari, et celui-ci dominera sur toi. »
La domination de l’homme sur la femme est facile à percevoir, toute l’histoire de l’humanité en est marquée de manière visible, institutionnelle et juridique (en France, ça ne fait pas si longtemps que la femme peut se passer de l’autorisation de son mari pour ouvrir un compte en banque). Cette domination est la conséquence de sa force physique, certes, mais aussi (et peut-être surtout) de sa vulnérabilité à l’égard du désir sexuel (beaucoup plus tyrannique chez l’homme que chez la femme). Et cette vulnérabilité, la femme va l’utiliser dans une domination beaucoup plus subtile : celle de la séduction, qui peut aller jusqu’à la manipulation (certaines femmes savent très bien mener les hommes par le bout du nez).
Mais cette situation, si malheureusement universelle, n’est ni naturelle, ni normale, et tout le mérite du texte biblique est d’affirmer avec force que « au commencement, il n’en était pas ainsi » (Mt 19,8). Si désormais, la sexualité est marquée d’une sorte de pessimisme, elle conserve malgré tout comme un écho lointain de la splendeur du plan de Dieu aux origines, que nous ne savons plus décoder.
Tu es poussière
Il dit enfin à l’homme : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé le fruit de l’arbre que je t’avais interdit de manger : maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la peine que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie. De lui-même, il te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs. C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. »
L’homme avait pour privilège de cultiver la terre, et ainsi de continuer l’œuvre de création de Dieu. Désormais, ce travail (comme le travail d’enfantement) sera pénible, difficile. La terre qui produisait spontanément de beaux arbres aux fruits savoureux ne donnera plus qu’épines et chardons, et cultiver la terre ne sera plus le signe de la domination de l’homme sur la création, mais de son asservissement au péché.
Bien plus, cette terre dont il est tiré (Adam vient de adamah, la glaise) sera sa destination finale, à lui qui était fait pour le Ciel. À noter qu’il ne s’agit plus de glaise, matière vivante et noble, mais de poussière, sèche et morte. La déchéance est totale. Mais il faut aussi remarquer que cette déchéance n’est pas une punition de Dieu, mais une conséquence de la perte de l’harmonie originelle. Dieu ne fait que prendre acte.
Maudit soit le sol !
On parle souvent de malédiction de Dieu sur l’homme et la femme à la suite de leur désobéissance. En réalité, cette malédiction ne porte sur aucun d’eux, mais sur le serpent et la terre. La sortie de l’être humain de l’Alliance originelle entraîne dans sa chute toute la création, si bonne dans le plan de Dieu. Le salut de l’homme, annoncé plus haut (il t’écrasera la tête), sera le salut de toute la création, comme l’indique saint Paul dans sa lettre aux Romains (Ro 8, 19-22) :
En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu. Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore.
La vivante
L’homme appela sa femme Ève (c’est-à-dire : la vivante), parce qu’elle fut la mère de tous les vivants.
Ce n’est pas la première fois que nous voyons l’homme nommer une créature : Dieu lui avait donné de nommer tous les animaux (cf. L’achèvement), et ce faisant, il avait ainsi montré sa connaissance et sa domination. Est-ce à dire que l’homme domine la femme ? Étrange domination en vérité, qui reconnaît en la femme la Vie à venir, alors que lui n’est que Adam, le glaiseux. Par cette célébration de la vie au cœur de la femme, l’homme ouvre la voie à une nouvelle forme de relation, une sorte de mysterium tremendum et fascinans, ce mystère qui repousse et attire à la fois. D’un côté il domine (il nomme) et de l’autre il honore (la Vivante).
Ainsi, l’homme n’accuse plus la femme, mais voit en elle le salut possible. Au milieu de la catastrophe, la vie, l’amour, la beauté se frayent un chemin, et dans la nuit une lumière apparaît.
Les tuniques de peau
Le Seigneur Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en revêtit.
Jardinier, potier, chirurgien, voilà maintenant que Dieu s’essaie à la couture ! On se demande bien pourquoi, d’ailleurs, puisque l’homme et la femme s’étaient déjà recouverts de feuilles de figuier. Peut-être alors faut-il voir autre chose dans ces tuniques de peau ? S’agit-il de la peau d’un animal, que Dieu aurait sacrifié pour en recouvrir l’homme déchu ? Ou s’agit-il de leur propre peau ?
La peau est ce qui nous sépare du monde extérieur, et en même temps ce qui nous y rattache : c’est par la peau d’abord que nous appréhendons ce qui n’est pas nous. La peau est à la fois un instrument de séparation et de rencontre. La chute avait transformé la gloire du corps en honte ; par la peau, Dieu la transforme en pudeur. L’homme et la femme avaient confectionné des pagnes pour cacher leur nudité ; Dieu fait de leur peau une tunique pour cacher leur dénuement.
Nous verrons dans un prochain article que Dieu ne s’arrête pas là, et que la malédiction va se transformer en bénédiction (pour qui sait l’accueillir), et la chute en salut.