La chute (5) : L’espérance du Salut

Rappel des épisodes précédents : l’homme et la femme ont désobéi à Dieu et mangé du fruit de l’arbre interdit. Résultat : rien ne va plus, l’harmonie originelle est détruite, la création elle-même est entraînée dans la chute de l’humanité, c’est la cata. Mais Dieu ne baisse pas les bras !

Le nous divin

Puis le Seigneur Dieu déclara : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal ! Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! »

Et voilà que nous revient ce nous que nous avions déjà vu en Ge 1,26, lorsque Dieu crée l’homme et la femme. Y aurait-il plusieurs dieux ? S’agit-il de la Cour céleste ? D’une annonce de la Trinité ? Nous avons vu (cf. Le poème de la Création et Tu es poussière) que ce nous renvoie au Dieu-communion d’amour, créant l’homme et la femme à l’image et à la ressemblance de cette même communion d’amour. Mais en refusant la confiance, l’être humain a perverti la ressemblance ; ce n’est plus une ressemblance de nature (la communion d’amour), mais de propriété (la connaissance du bien et du mal). Cette fausse ressemblance, il est hors de question qu’elle soit définitive. Si l’homme mange de l’arbre de vie, il restera figé dans sa déchéance. Or il n’y avait pas d’interdit sur l’arbre de vie : le désir de Dieu a toujours été que l’homme vive dans son intimité. Alors il le chasse, non pour le punir, mais pour le protéger.

Revenez à moi !

Alors le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden, pour qu’il travaille la terre d’où il avait été tiré. Il expulsa l’homme, et il posta, à l’orient du jardin d’Éden, les Kéroubim, armés d’un glaive fulgurant, pour garder l’accès de l’arbre de vie.

Les récits antiques regorgent de héros bannis, exilés, parcourant la terre dans une sorte de quête initiatique, à la recherche d’une identité perdue. L’originalité du récit biblique est d’en faire, sobrement mais efficacement, une situation universelle : la vie de l’homme sur terre est un exil, et Israël en a fait la douloureuse expérience lors de la déportation à Babylone. Mais le texte ne dit nulle part que cet exil est définitif : les anges postés à la porte sont là pour garder l’accès de l’arbre de vie, pas pour l’interdire. D’ailleurs cet arbre, qui dans la Genèse donne la Vie à ceux qui en mangent, devient dans l’Apocalypse l’arbre dont mangent ceux qui ont la Vie : « Au vainqueur, je donnerai de goûter à l’arbre de la vie qui est dans le paradis de Dieu » (Ap 2,7).

Cet exil est l’image de la distance qui existe entre Dieu et l’homme (Où es-tu ?). Et d’une certaine manière, l’exil de l’homme loin de Dieu est aussi l’exil de Dieu loin de l’homme ; toute la Bible est un cri déchirant de Dieu : « Revenez à moi de tout votre cœur ! » (Jl 2,12). Le monde moderne nous dit que c’est « la religion » qui, en nous culpabilisant, provoque nos angoisses. Mais nous l’avons vu, l’angoisse de l’homme est au contraire une conséquence de sa séparation de Dieu, de son incapacité à réaliser désormais sa vocation d’unir le matériel et le spirituel. Le remède à l’angoisse, c’est le retour à Dieu, ou au moins au « spirituel ». En langage religieux, ce retour a un nom : le pardon. C’est parce que nous connaissons le pardon que nous connaissons nos fautes : « Regarde ce que je t’ai pardonné ». Dieu n’attend que ça ! Mais comme nous ne croyons plus au pardon, il ne reste que la culpabilité ; comme nous ne croyons plus au péché, il ne reste qu’une angoisse diffuse que nous ne pouvons pas expliquer. À y regarder de plus près, notre société occidentale matérialiste ne me paraît pas moins angoissée (et angoissante) que le prétendu obscurantisme médiéval et chrétien …

Des caricatures de Dieu

Pourquoi alors cette vision tenace d’un Dieu punisseur et vengeur, jaloux de ses petits privilèges, chassant l’homme du jardin par peur de la concurrence ? Pourquoi avons-nous toujours peur de Dieu ? Pourquoi avons-nous tant de mal à nous débarrasser de ce sentiment d’hostilité de la part de Dieu ? Et bien peut-être tout simplement parce que le serpent a bien fait son travail !

Si saint Augustin a donné à la chute le nom de péché originel, c’est parce qu’il est à l’origine du péché actuel, quel qu’il soit ; non pas le début (chronologique), mais la raison profonde. Le soupçon introduit à l’origine est en quelque sorte rédhibitoire : nous ne pouvons pas voir Dieu autrement que malveillant, hostile. Pourquoi ? Parce qu’en perdant la ressemblance vraie, nous sommes devenus des caricatures de Dieu. Et comme nous ne pouvons plus voir Dieu autrement qu’à travers son reflet en nous, nous projetons sur lui la mesquinerie, l’injustice, la cruauté, qui sont en nous.

Tragique malentendu

Ce n’est pas à cause de ce que Dieu est que nous le voyons ainsi, mais c’est à cause de ce que nous sommes : chacun voit le monde à sa propre image. Nous avons beau savoir que Dieu est « sans idée du mal » (selon les mots de Thomas d’Aquin), nous ne parvenons pas, malgré tous nos efforts, à imaginer ce que cela peut bien vouloir dire. Nous n’arrivons pas à penser un monde dont le mal serait totalement exclu, car même s’il en était absent dans les actes concrets, il serait présent dans la connaissance que nous en avons. Inversement, lorsque nous répétons « Dieu est amour », comme nous ne savons pas ce qu’est réellement l’amour, ce Dieu-Bisounours manque curieusement de consistance.

Cette image faussée (de Dieu et de nous-mêmes) nous pousse à chercher désespérément à mériter l’amour, en jouant des rôles, en portant des masques, en faisant semblant d’être ce que nous ne sommes pas (les fameux pagnes de feuilles de figuier). Mais nous ne sommes pas aimables, nous sommes aimés ! Le problème, c’est que l’amour de Dieu ne se mérite pas : il s’adresse à ce que nous avons de moins beau, de plus pauvre, et cela nous révolte. Alors au lieu de chercher à quel point nous sommes aimés, nous essayons d’être aimables, de voler l’amour au lieu de l’accueillir. Et nous nous heurtons à l’amour de Dieu comme à quelque chose d’odieux, qui nous renvoie à la figure ce que nous sommes et dont nous ne voulons pas. Dieu peut bien nous montrer un visage bienveillant, nous ne pouvons pas le voir : tant que notre cœur est endurci, Dieu paraît dur envers nous. Tragique malentendu …

L’espérance du salut

Relisez les Évangiles : qu’est-ce que Jésus reproche aux pharisiens ? L’endurcissement de leur cœur ! « C’est en raison de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes. Mais au commencement, il n’en était pas ainsi » (Mt 19,8). Quel péché ne sera jamais pardonné ? Celui qui consiste, voyant Dieu à l’œuvre, à le traiter de Beelzébul ! (Mc 3,22-30) C’est terrible ! Et la vraie malédiction, elle est là ! Mais elle vient de notre propre cœur ! C’est là que le péché originel devient le péché du monde, cette force à l’intérieur de nous contre laquelle nous ne pouvons lutter qu’avec l’aide de l’Esprit Saint.

Car Dieu ne nous laisse pas dans cette situation : « Dans ta miséricorde, tu es venu en aide à tous les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver. Tu as multiplié les alliances avec eux, et tu les as formés, par les prophètes, dans l’espérance du salut » (prière eucharistique n°4). Déjà en punissant le serpent, il avait annoncé le salut : « Celle-ci [la descendance de la femme] te meurtrira la tête. »

C’est la confiance et rien que la confiance

On a longtemps inculqué qu’il fallait lutter contre le péché par la vertu, et ce n’est pas entièrement faux. Mais si le péché originel est d’abord un acte de défiance, alors le contraire du péché n’est pas la vertu, ni l’obéissance, mais la confiance. « C’est la confiance, et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’amour » disait sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. La plupart du temps, c’est la peur de manquer d’une chose (matérielle, affective, psychologique, et même spirituelle) qui nous entraîne au péché. Comme si Dieu pouvait nous laisser manquer de quoi que ce soit d’essentiel !

Jésus dit à ses disciples : « C’est pourquoi, je vous dis : à propos de votre vie, ne vous souciez pas de ce que vous mangerez, ni, à propos de votre corps, de quoi vous allez le vêtir. En effet, la vie vaut plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. Observez les corbeaux : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’ont ni réserves ni greniers, et Dieu les nourrit. Vous valez tellement plus que les oiseaux ! […] Observez les lis : comment poussent-ils ? Ils ne filent pas, ils ne tissent pas. Or je vous le dis : Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’était pas habillé comme l’un d’entre eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe qui aujourd’hui est dans le champ et demain sera jetée dans le feu, il fera tellement plus pour vous, hommes de peu de foi ! Ne cherchez donc pas ce que vous allez manger et boire […] votre Père sait que vous en avez besoin. (Lc 12, 22-30)

Jésus est celui qui a vaincu les tentations par la confiance, et qui a vécu cette confiance jusqu’au bout. Il est celui qui a accepté de tout perdre, jusqu’au dépouillement ultime de la croix ; et il nous entraîne avec lui dans sa confiance : « Voilà pourquoi Dieu l’a exalté, et il lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9).

Sauvés en espérance

C’est le sens du baptême : plongés avec lui dans sa mort et dans sa résurrection, c’est-à-dire dans son amour pour nous et pour son Père, nous en ressortons pour ainsi dire « ruisselants de confiance ». Laisserons-nous cette confiance nous imbiber jusqu’au plus profond de notre être, ou allons-nous nous ébrouer pour nous en débarrasser au plus vite ? « Car c’est en espérance que nous avons été sauvés » (Ro 8,24) : le salut n’est pas quelque chose de figé (rien n’est figé avec Dieu), une victoire acquise dans le passé et sur laquelle nous pouvons nous endormir comme sur des lauriers. « Travaillez à votre salut » nous dit saint Paul (Ph 2,12), non pas à la force du poignet, mais par la foi (la confiance) et la force de l’Esprit Saint : « Car c’est Dieu qui agit pour produire en vous la volonté et l’action, selon son projet bienveillant » (Ph 2,13). Alors nous serons vainqueurs et nous pourrons goûter à l’arbre de vie :

« Car j’ai la conviction que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni ce qui est en haut, ni ce qui est en bas, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu a manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » (Ro 8,38-39).

Image par falco de Pixabay 

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