Dans la grande famille des saints canonisés, il ne vous aura pas échappé que beaucoup ont le même prénom ; c’est pourquoi, pour les différencier, on leur adjoint en général le nom de leur ville d’origine. Ainsi, il y a une Thérèse d’Avila et une autre de Lisieux ; mais la première est aussi dite « la grande » et l’autre « la petite ». Certains saints sont affublés de surnoms des plus évocateurs, comme Syméon dit « le stylite » qui vécut une quarantaine d’année au sommet d’une colonne pour échapper aux pèlerins qui affluaient vers lui ; il y a un Gildas « le sage », et un Sabas « le sanctifié ». D’autres enfin ont une telle aura qu’il n’est pas besoin de les appeler par leur prénom : le « docteur angélique » désigne Thomas d’Aquin, le « docteur séraphique » Bonaventure, le « docteur magnifique » Anselme de Cantorbery ; quant au « docteur de l’amour », il désigne François de Sales.
Quoi de neuf, docteur ?
Mais pourquoi les appelle-t-on « docteurs » ? Les peintures ou les statues les représentant ne montrent ni stéthoscope, ni blouse, ni croix rouge. D’où vient donc ce titre de « docteur de l’Église » qui suit parfois le nom d’un saint ? Auraient-ils reçu un diplôme spécial ? S’agirait-il, comme le prétend le site Linternaute, d’un « érudit, spécialiste de la foi chrétienne, [qui] a pour principale fonction d’enseigner cette religion aux autres, d’interpréter et de rendre compréhensibles pour tous les points les plus délicats » ? Que nenni ! L’érudition n’est pas une mauvaise chose, certes, mais elle n’est ni nécessaire ni suffisante pour faire un saint : « Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout petits » dit Jésus (Mt 11,25).
En fait, un docteur de l’Église est un chrétien, religieux ou laïc, dont l’enseignement fait autorité du fait de la sainteté de sa vie et la sûreté de sa doctrine. C’est le pape qui octroie le titre, après examen du dossier par la congrégation pour la cause des saints et celle pour la doctrine de la foi. Car pour être docteur de l’Église, il faut être un saint canonisé, avoir élaboré une pensée de foi qui tient la route (c’est-à-dire en accord avec les principes de base du christianisme), voire découvert de nouveaux sentiers de réflexion ou de prière, dont l’influence auprès des fidèles vérifie d’une certaine manière l’exactitude (la fameuse vox populi). Autant dire que ce n’est quand même pas donné à tout le monde …
Un peu d’histoire
C’est en 1295 que le pape Boniface VIII décide d’honorer tout particulièrement quatre pères de l’Église latins : Augustin, Ambroise, Jérôme et Grégoire le Grand. Le titre « pères de l’Église » est traditionnel, et non pas officiel, pour désigner des théologiens des premiers siècles du christianisme (la période « patristique ») ; il y a des pères dits « occidentaux » ou « latins » (écrivant en latin) et des pères dits « orientaux » ou « grecs » (écrivant en grec). Pour faire bonne mesure, le pape Pie V équilibre en nommant, en 1568, quatre pères grecs : Athanase, Basile, Grégoire de Naziance et Jean Chrysostome. Dans la foulée, il confère aussi le titre de docteur à un théologien plus récent : le dominicain saint Thomas d’Aquin. Une vingtaine d’années plus tard, son successeur Sixte V inscrit à la liste le franciscain saint Bonaventure : pas de jaloux !
Car si la plupart des détenteurs du titre sont des personnalités éminentes de l’Église catholique, quelques uns n’ont obtenu leur « diplôme » que par souci d’égalité entre congrégations religieuses, ou entre Église d’Orient et Église d’Occident. Grandeur et misère de la religion …
À partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle, les nominations s’accélèrent, jusqu’à atteindre le chiffre actuel de 36. Il y en a de célèbres : les susnommés, Jean de la Croix, Bernard de Clairvaux, Antoine de Padoue ; et d’autres plus obscurs : Isidore de Séville, Jean d’Avila, et le dernier en date, Grégoire de Narek.
Quelques chiffres
Si vous voulez devenir un jour docteur de l’Église, ne soyez pas trop pressé ; en moyenne, un saint est nommé docteur huit siècles après son décès ! Le plus rapide était Alphonse de Liguori (le fondateur de la Congrégation du Très Saint Rédempteur, dont les membres sont communément appelés Rédemptoristes) : 84 ans ; et la palme de la lenteur revient à Ephrem le Syrien, père de l’Église du IVe siècle, qui ne fut nommé docteur qu’en 1920, soit plus de 1500 ans après sa mort !
Le plus jeune docteur de l’Église est une femme, Thérèse de Lisieux, morte à 24 ans, suivie de peu par une autre femme, Catherine de Sienne (33 ans). Comme quoi, la valeur n’attend pas le nombre des années ! Car depuis une cinquantaine d’années, le titre est attribué aussi à des femmes ; Thérèse d’Avila a ouvert le bal le 27 septembre 1970, suivie quelques jours plus tard par Catherine de Sienne. Elles sont aujourd’hui quatre au Panthéon des docteurs (avec Hildegarde de Bingen), et sur les 14 saints dont la cause est actuellement à l’étude, 5 sont des femmes. Il n’y a pas de petites victoires …
Le record du nombre de nominations (5) revient à Pie V, suivi de près (4) par Boniface VIII, Léon XIII et Pie XI. Curieusement, Jean-Paul II, qui en 27 ans de pontificat a béatifié et canonisé à tour de bras, n’a créé qu’un seul nouveau docteur (Thérèse de Lisieux). Il faut dire que sa démarche était plutôt de mettre en valeur une sainteté au quotidien, accessible à tous. Beaucoup souhaiteraient que lui-même soit un jour élevé au rang de ces docteurs, notamment pour sa théologie du corps ; mais pour un pape, l’autorité de son magistère et de sa doctrine vient de sa charge de pasteur et docteur des fidèles, et non d’une grâce personnelle, et la tendance actuelle serait donc de ne pas attribuer le titre à un pontife romain. Dommage …
Prendre soin
Car au-delà de l’anecdote, ce titre de docteur de l’Église n’est pas une gloriole humaine, un hochet supplémentaire, que l’Église aurait inventé pour ajouter des pages au bréviaire. Le christianisme n’est pas une doctrine purement humaine, mais propose un enseignement qui s’est construit au fil des siècles, sous l’inspiration de l’Esprit Saint, et dans un combat permanent contre les hérésies et les déviances. En effet, l’Église n’est pas déconnectée du monde et de la réalité des hommes, mais a reçu la charge de garder intact le « dépôt de la foi », c’est-à-dire l’ensemble des données de la foi reçues de la Révélation (le Christ et les Apôtres), et de le proposer aux croyants de telle manière qu’ils puissent y découvrir des manières toujours nouvelles de vivre leur attachement au Christ au quotidien. Donc, de même que l’Église canonise certains fidèles pour nous donner des exemples de sainteté, elle confère à quelques-uns un titre particulier pour honorer leur enseignement et nous guider sur notre propre chemin.
Des docteurs pour prendre soin de nous, en quelque sorte …
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