Jeudi saint : Mandatum novum do vobis

Les Trois jours ! C’est ainsi que, depuis les premiers siècles, les chrétiens nomment ces jours particuliers, centre de gravité de l’année liturgique, qui commémorent l’événement central de notre foi : la mort et la résurrection du Christ. Le Triduum commence par la célébration de la sainte Cène et l’institution de l’eucharistie (Jeudi saint), se prolonge par l’office de la Passion et la vénération de la Croix (Vendredi saint), atteint son sommet avec la Vigile pascale et le chant de l’Exultet (Samedi saint), et se termine par le dimanche de la Résurrection. C’est donc un seul et même mouvement qui nous mène du lavement des pieds aux apparitions du Ressuscité, en passant par l’agonie à Gethsémani, le chemin de croix, la mise au tombeau et l’attente silencieuse ; ce qui explique qu’il n’y a pas d’envoi à la fin des célébrations du Jeudi et du Vendredi, ni d’accueil au début des célébrations du Vendredi et du Samedi.

L’agneau pascal

Tout commence donc par la « Messe du soir en mémoire de la Cène du Seigneur » (titre officiel) ; c’est une messe festive, la couleur liturgique est le blanc, et on chante le Gloire à Dieu, qui était omis pendant tout le Carême. C’est la deuxième messe de la journée, puisqu’il y a eu la messe chrismale le matin. Pendant le Gloire à Dieu, normalement, on sonne les cloches, puis elles se tairont jusqu’à la Vigile pascale (elles partent à Rome, c’est bien connu). En principe, ce sont aussi tous les instruments de musique qui doivent se taire, et tous les chants du Jeudi et du Vendredi doivent être chantés a capella. Cette sobriété ne fera que plus ressortir la gravité des célébrations et la magnificence de Pâques. Dans une paroisse où j’ai officié comme choriste, je me souviens avoir vu l’organiste, qui jouait sur un orgue Hammond situé dans le chœur, fermer ostensiblement son orgue à clé après le Gloria, prendre ses partitions, et quitter le chœur pour rejoindre l’assemblée : impressionnant !

La première lecture du jour est tirée du livre de l’Exode ; il s’agit des prescriptions rituelles concernant la Pâque : « Que l’on prenne un agneau par famille …, une bête sans défaut … On mangera sa chair cette nuit-là, avec des pains sans levain et des herbes amères … On prendra du sang, que l’on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera …  Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang, et je passerai : vous ne serez pas atteints par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte ». La Pâque était à l’origine une fête pastorale, célébrée au début de la moisson ; avant la première récolte, il faut faire un grand nettoyage de printemps, purifier la maison, en particulier du levain, le hametz, qui contamine tout ce qu’il touche. Associée à cette fête du pain sans levain (en grec azymos), on trouve déjà l’immolation d’un animal, dont le sang badigeonné sur les portes servait à détourner les esprits mauvais. Depuis l’exode, cette fête, qui dure 7 jours, va rappeler l’événement fondateur d’Israël : la libération du peuple de l’esclavage d’Égypte : « Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est un décret perpétuel : d’âge en âge vous la fêterez. »

Deux remarques ici. La première concerne le mémorial : faire mémoire, ce n’est pas seulement se souvenir d’un événement passé et définitivement révolu ; par l’Esprit de Dieu qui y préside, le mémorial rend présent, actuel, la réalité célébrée, et le symbolisme est l’instrument de cette présence. La deuxième, c’est que le sang est, dans la Bible et plus largement, le symbole de la vie. Le sang qui protège rappelle aussi le sang de l’Alliance scellée au Sinaï : « Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit : ‘Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous.’ » L’aspersion de sang signifie que ceux qui en sont marqués participent à cette Alliance. C’était aussi un rite de purification : « Le prêtre prendra du sang du sacrifice de réparation ; il en mettra sur le lobe de l’oreille droite, le pouce de la main droite et le gros orteil du pied droit de celui que l’on purifie » (Lv 14,25). L’oreille pour écouter et communiquer, le pouce pour agir, le pied pour marcher : c’est toute la personne et ses activités qui sont concernées.

Le fait que Jésus ait voulu vivre son dernier repas et sa passion dans ce contexte pascal n’est certainement pas anodin : le sang qu’il va verser, c’est vraiment celui de la nouvelle Alliance. C’est ce que nous entendons dans la deuxième lecture, qui est le récit de l’institution de l’eucharistie telle que nous la relate saint Paul : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11,25). Le problème, c’est que, dans nos belles sociétés aseptisées, où l’on traque le moindre microbe comme s’il s’agissait d’un ennemi personnel, le sang, comme tous les liquides corporels, est devenu « sale » ; il n’est plus le symbole de la vie, mais de la mort, de la dégradation, de la corruption inhérente à tout être mortel. Alors nous ne pouvons plus comprendre la phrase de saint Jean : « Le sang de Jésus nous purifie de tout péché » (1 Jn 1,7), puisque, pour nous, le sang est précisément « impur » !

Le chant du Serviteur

Mis en appétit, si j’ose dire, par ces deux lectures, on s’attend à entendre un passage d’évangile édifiant sur la participation au corps et au sang du Christ (le chapitre 6 de l’évangile de Jean, par exemple). Et de fait, la lecture de l’évangile de Jean commence plutôt bien : « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu ... » Un tel préambule laisse présager les meilleures choses ! Il va se passer quelque chose d’extraordinaire ! « … [Jésus] se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. » Allons bon ! Il va faire la vaisselle ! « Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. » Ça alors ! Le grand geste de Jésus, alors qu’il va livrer sa vie, c’est de laver les pieds de ses disciples, comme un vulgaire serviteur !

Mais qu’est-ce qu’être serviteur ? Obéir à un autre ? Ou agir pour le bien de cet autre, jusqu’à donner sa vie pour lui, fut-il celui qui nous trahit (rappelons que Judas est au nombre de ceux à qui Jésus lave les pieds) ? Ainsi donc, il n’est pas si étonnant que l’Église, en ce jour de commémoration de l’institution de l’eucharistie, ait choisi de nous offrir précisément le seul évangile qui n’en parle pas, ou plutôt qui en parle différemment. L’eucharistie, c’est le sacrement du corps livré et du sang versé de l’unique Sauveur, la vie donnée en abondance « pour la multitude », le sacrifice parfait accompli une fois pour toutes (cf. Le sacrifice de la messe). Quand bien même nous pourrions communier tous les jours de notre vie, nous ne pourrions pas refaire ce que Jésus a fait. Et pourtant Jésus veut nous faire participer à son geste sauveur. Comment ? En servant nos frères : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »

La liturgie va donc nous donner de revivre cet événement, ce « commandement nouveau » (mandatum, c’est par ce nom qu’on désigne le lavement des pieds) de l’amour qui se donne. Le prêtre (ou l’évêque) va laver les pieds de quelques paroissiens triées sur le volet : « Un petit groupe de fidèles qui représentent la variété et l’unité de chaque portion du peuple de Dieu. Ce petit groupe peut être composé d’hommes et de femmes, […] de jeunes et d’anciens, de personnes en santé ou malades, de clercs, de consacrés et de laïcs » (décret In missa in Cena domini). Ces personnes sont désignées à l’avance, elles ont mis des chaussures faciles à enlever et des chaussettes non trouées, et ont déjà les pieds propres : la liturgie n’est pas un mime.

Personnellement, je rêve d’un Jeudi saint où on n’aurait choisi personne : le prêtre passerait dans les rangs de l’assemblée avec sa bassine, et s’arrêterait au hasard devant quelques fidèles pour leur laver les pieds. On verrait alors tout le monde se ratatiner sur son banc en espérant y échapper, et les malheureuses victimes s’écrier comme Pierre : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! ». J’en rêve d’autant plus que cela m’est arrivé, lorsque j’étais au Congo : dans la communauté religieuse qui m’accueillait alors, la supérieure (qui se trouvait être la supérieure générale de la congrégation) lavait effectivement les pieds de toutes les sœurs présentes (et quand on marche toute la journée en babouche dans la poussière, ce n’est pas une partie de plaisir) ; quand elle est arrivée à moi, j’ai pris soudain conscience de ce que cette femme, pour qui j’avais une grande estime, allait faire, et j’ai failli lui dire : « Non, ma Mère, pas vous ! ». Plaise à Dieu que je ne l’aie jamais reniée par la suite, à l’instar de Pierre …

Veillez et priez

La messe se poursuit normalement avec la liturgie eucharistique ; ce soir-là, on consacre beaucoup plus d’hosties que d’habitude : elles serviront pour la célébration du lendemain. Après la communion, ces hosties (la réserve eucharistique) restent dans le ciboire sur l’autel. Puis, après la prière post communionem, le prêtre vient devant l’autel et encense trois fois le ciboire ; il reçoit le voile huméral, prend le ciboire, le recouvre avec les extrémités du voile et, précédé de la croix de procession, accompagné du thuriféraire (porteur d’encens) et du céroféraires (porteurs de cierges), il se dirige vers le lieu bien orné et fleuri où le ciboire sera déposé dans un tabernacle fermé : c’est le reposoir. Les fidèles sont invités à rester prier une heure, pour répondre à l’appel de Jésus : « Ne pouvez-vous pas veiller une heure avec moi ? Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26,40).

L’autel est alors dépouillé et toutes les croix de l’église retirées ou voilées de violet, ainsi que les statues des saints, par « un louable souci d’effacer pour un temps tout autre culte que celui du mystère célébré ». Petit à petit, les fidèles quittent l’église, le silence se fait : le Christ est entré dans sa Passion.

Image par Markus Baumeler de Pixabay 

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