Depuis le temps qu’on en parle, l’événement arrive enfin : « Sarah conçut et enfanta un fils à Abraham ». Il est circoncis le huitième jour et nommé Yizhak, Isaac en français, ce qui signifie il rira, en référence au rire d’Abraham puis de Sarah à l’annonce de sa naissance. Après nous avoir fait patienter pendant 8 chapitres, l’événement est relaté en une phrase !
Un homme de paix
Avant cela, Abraham a repris son âne et toute sa maisonnée et part pour le Neguev ; il arrive à Guerar, la ville du roi Abimelek, et là, l’auteur nous refourgue apparemment une resucée de l’histoire avec Pharaon au chapitre 12 (cf. Étranger et voyageur). Vous vous souvenez ? Abraham avait fait passer Sarah pour sa sœur, pour ne pas se faire trucider. Rebelote, le roi Abimelek prend Sarah (90 ans bien sonnés, la perspective de sa maternité prochaine a dû lui redonner une nouvelle jeunesse !) ; sauf que cette fois-ci, il n’a pas le temps de coucher avec elle : Dieu lui-même intervient et l’en empêche. Apprenant qu’Abraham est un prophète, Abimelek lui donne des biens et de l’argent, et entre ainsi dans la bénédiction.
Malheureusement, sa femme est stérile, elle aussi, ainsi que ses servantes. Alors Abraham, qui a compris que Dieu écoute la prière du Juste, intercède pour Abimelek, et tout le monde est guéri : à nouveau la Vie peut passer. Le Juste est un homme pour la Vie, un homme de paix, qui s’efforce de vivre en bonne intelligence avec tous.
Akedat Yizhak
Et là, nous arrivons à un épisode archiconnu, et comme souvent mal connu : le sacrifice d’Isaac, que les Juifs préfèrent appeler la ligature d’Isaac, puisque finalement il n’a pas été sacrifié.
Rappelons l’histoire : Dieu veut mettre Abraham à l’épreuve et lui demande de se rendre au pays de Moriah pour y sacrifier son fils unique. Abraham, bon bougre, se lève de bon matin, fend du bois, selle son âne, prend son fils et deux serviteurs et se met en route. Ce qu’il pense, ce qu’il imagine, nous n’en savons rien. Toujours est-il qu’il arrive près de l’endroit, laisse ses serviteurs et continue seul avec Isaac ; celui-ci, finaud, lui demande où se trouve l’agneau pour l’holocauste : « Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils ». Arrivé à destination, Abraham dresse un autel, ligote son fils et s’apprête à l’immoler lorsque l’ange de Dieu l’interpelle : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». Abraham voit alors un bélier qui traînait par là et l’immole à la place de son fils. Ouf ! Isaac l’a échappé belle !
Lisant cela, notre première réaction est l’indignation : mais quel est donc ce Dieu tortionnaire, qui souffle le chaud et le froid, et donne un ordre pour mieux l’abolir ensuite ? Et cet abruti d’Abraham qui obéit aveuglément comme un esclave ! Et beaucoup disent : « Vraiment, un Dieu pareil, moi je n’y crois pas ! »
Rassurez-vous : moi non plus. Cette image d’un Dieu sadique ne correspond pas à ce que tout le reste de la Bible nous dit de lui, il doit y avoir autre chose derrière tout ça. Vous vous en doutez, l’épisode a fait couler beaucoup d’encre et de salive, aussi bien parmi les Juifs que parmi les chrétiens. Je vais essayer de résumer ici une interprétation qui me paraît intéressante.
Va pour toi
Les premiers mots sont clairs : Dieu mit Abraham à l’épreuve. En quoi consiste cette épreuve ? En général, on peut le savoir au résultat, à la leçon que l’on peut tirer. Certains ont dit que cet épisode vient enseigner que Dieu s’oppose au sacrifice humain. Mais rien n’indique qu’il s’agit de cela : lorsqu’il y a épisode fondateur puis commandement, le lien est explicite. Ici, il n’y a pas de commandement. Alors ?
Abraham ne proteste pas, on pourrait même dire que son silence est assourdissant. Ça ne correspond pas au personnage : Abraham est certes obéissant, mais il n’a pas la langue dans sa poche ; lorsqu’il y a injustice quelque part, il est tout à fait capable de tenir tête à Dieu, respectueusement, mais fermement (cf. l’intercession pour Sodome et Gomorrhe dans L’hospitalité).
Par ailleurs, au chapitre précédent, Dieu avait dit à Abraham : « Écoute tout ce que te dit Sarah » ; ici, Sarah est la grande absente. Et Dieu avait ajouté : « Car c’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom ». Dieu semble donc se dédire. C’est peut-être là précisément le sens de cette épreuve : quand Dieu semble se contredire, faut-il avoir confiance ou pas ? Nous avons souvent cette impression que des forces contraires s’opposent à la volonté divine, ou même que Dieu nous a abandonnés.
Or Abraham se tait. Il se tait parce qu’il a confiance, soit que cette mise à mort n’aura pas lieu, soit que Dieu est capable de ressusciter les morts (c’est l’interprétation qu’en fait l’auteur de la lettre aux Hébreux en He 11, 19). Nous l’avons vu, Abraham est une figure, un archétype (cf. La figure de l’Élu) ; mais il n’est pas l’archétype du fanatique capable de se faire exploser au nom de la religion : il est l’archétype de celui qui part sans savoir où il va, qui espère contre toute espérance, et qui a la ferme conviction que Dieu tiendra sa promesse d’une manière ou d’une autre. L’obéissance d’Abraham n’est pas de la passivité ou de la résignation ; simplement, il est plus attaché à la promesse elle-même qu’à l’objet de la promesse (obéir pour obtenir l’objet promis, c’est finalement obéir à sa propre convoitise). C’est cet attachement à la promesse (Dieu qui est fidèle) qui permet aux Patriarches de mourir « sans avoir obtenu la réalisation des promesses » (He 11,13).
Double lecture
Comment peut-il avoir une telle confiance ? Reprenons le texte :
Après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. »
Ça, c’est la traduction le plus évidente. Mais le texte hébreu est très ambivalent, il y a plusieurs traductions possibles :
- Tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai
- Tu le feras monter en vue d’un sacrifice, sur une montagne que je t’indiquerai
- Tu le feras monter sur une montagne, en vue d’un sacrifice que je t’indiquerai
Donc dès le départ, en parlant de manière si ambigüe, Dieu laisse une porte de sortie. Pourtant Abraham choisit d’emblée la voie la plus dure. Pourquoi ? Parce qu’il a compris qu’il est mis à l’épreuve : Dieu lui donne un ordre insolite, et il obéit au premier sens, mais avec la conviction que ce n’est pas cela qui va se passer. Nous en avons pour preuve ce qu’il dit à ses serviteurs en arrivant en vue de la montagne : « Restez ici avec l’âne. Moi et le garçon nous irons jusque là-bas pour adorer, puis nous reviendrons vers vous. » Autre indice : quand Isaac lui demande où est l’agneau, son père lui répond : « Dieu montrera ce que sera l’agneau pour l’holocauste, mon fils ».
Abraham ne sait pas à l’avance ce qui va se passer, il ne lit pas dans l’avenir. Mais il a confiance, et la confiance n’est pas une certitude, c’est une espérance !
Roch hachana
Alors effectivement, Dieu intervient : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » Ouf ! Le pire est évité, mais il n’y a pas encore de récompense, ce qui signifie que l’épreuve n’est pas encore terminée.
Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de « Le-Seigneur-voit ».
Que n’avait-il vu ce bélier auparavant ! Ça aurait évité à Isaac une grosse frayeur ! Ce qui est intéressant ici, c’est qu’il ne voit pas un agneau, un animal jeune, mais un bélier, c’est-à-dire un animal vieux. Que peut-on en penser ? Qu’il est temps pour Abraham de laisser la place à son fils : le temps du père est terminé, c’est maintenant le temps du fils. Et la récompense arrive aussitôt : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur : parce que tu as fait cela, je te comblerai de bénédictions … ».
Capillotracté, me direz-vous ? Un indice un peu plus haut dans le texte : Et ils s’en allaient tous les deux ensemble. Littéralement : tous les deux ne faisant qu’un. Ce verset laisse à penser qu’il y avait chez Abraham une tentation fusionnelle, de considérer son fils simplement comme un prolongement de lui-même. Il doit maintenant l’offrir à Dieu, non pas en le tuant, mais au contraire en le laissant vivre sa propre vie. Lekh lekha avait dit Dieu dès le deuxième verset, va pour toi : il s’agissait bien d’une épreuve initiatique. Et ce n’est pas pour rien si ce texte est lu chaque année lors de la fête de Roch hachana, le nouvel an juif ; il s’agit de remettre les compteurs à zéro, de devenir un homme nouveau.
Chacun voit le monde à son image
Personnellement, je serai tentée de lire dans ce récit une autre épreuve, adressée cette fois-ci à nous, lecteurs. Pourquoi donc voyons-nous spontanément dans l’ordre de Dieu ce qu’il peut y avoir de pire ? Pourquoi ne creusons-nous pas plus ce texte (comme le font les rabbins) et acceptons-nous si facilement de voir dans cette épreuve le sadisme d’un Dieu pervers qui joue au chat et à la souris avec son héros (et heureusement ça se termine bien) ? « Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu » disait Voltaire en son temps. Et il est vrai que chacun voit le monde à son image, et ce que nous voyons, la manière dont nous le voyons, révèle souvent ce que nous sommes profondément.
« L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon ; et l’homme mauvais tire le mal de son cœur qui est mauvais : car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (Lc 6,45)