Nous avons vu comment Dieu crée l’humain à son image, sexué, et comment il le façonne amoureusement à partir de la glaise (cf. La création de l’être humain : tu es poussière). Mais pour l’instant, il n’est encore question que de l’humain, au sens générique. Il semble que la création de l’humanité dans sa dualité (masculine et féminine) ne soit pas encore achevée.
Une aide en vis-à-vis
Yahvé Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’humain soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie ».
L’humain est au paradis, donc dans un état de félicité parfaite, et pourtant, Dieu fait un constat négatif : « Il n’est pas bon (tov) que l’homme soit seul ». Lui qui est très bavard, comme nous l’avons vu, se rend compte qu’il manque à l’humain quelqu’un à qui parler d’égal à égal (puisqu’il en a fait un esprit parlant).
Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’humain pour voir comment celui-ci les appellerait. L’humain donna des noms à tous les bestiaux, à tous les oiseaux du ciel, à toutes les bêtes sauvages. Mais pour un humain, il ne trouva pas d’aide qui lui fût assortie.
On se demande parfois ce que Dieu a dans la tête ; il constate qu’il n’est pas bon que l’humain soit seul, qu’il lui faut une aide qui lui corresponde, et que fait-il ? Il crée des animaux ! Des bêtes sauvages, en plus, même pas domestiquées ! Remarquez, les bœufs, pour cultiver le jardin d’Eden, c’est utile, c’est une aide, mais elle n’est pas vraiment assortie ! Le terme hébreu, neged, signifie en face de soi, en vis-à-vis, il suppose un dialogue, un échange d’égal à égal. Le face à face avec un bœuf offre une conversation assez limitée …
Une solitude ontologique
En fait, il s’agit d’un test, d’une sorte d’épreuve : Dieu amène les animaux à l’humain pour voir comment celui-ci les appellerait. Et l’humain donne un nom à tous les animaux de la création (ça a du prendre un bon moment) ; mais pour lui, il ne trouva pas d’aide qui lui fût assortie. Ceci nous apprend deux choses : la première, c’est que l’humain connaît toute la création (nommer, c’est connaître) et qu’il en est effectivement le maître (nommer, c’est dominer). La deuxième, c’est que dans cette création qu’il connaît parfaitement et qu’il domine, il est un être absolument à part. Aucun des êtres de la nature ne se situe comme l’interlocuteur adéquat de l’être humain. Il se découvre totalement seul, non pas par manque de compagnie (il a tous les animaux de la nature !), mais parce que dans toute la création visible, il est seul à être ce qu’il est. Chaque fois qu’il nomme un animal, il dit en somme : tu n’es pas moi. Cette solitude qu’on peut qualifier d’ontologique (liée à l’être, au fait d’exister) est terrifiante : personne, aucun être n’est capable de lui renvoyer (et donc de lui révéler) ce qu’il est comme être humain. Et personne ne peut le lui renvoyer car personne ne peut l’accueillir.
Ceux qui vivent des moments de solitude profonde le savent : le plus douloureux n’est pas tant de ne pas pouvoir partager sa souffrance, que de ne pas pouvoir partager sa joie. L’expérience de la solitude nous apprend que nous avons plus besoin de donner que de recevoir. C’est une découverte troublante et en parfaite contradiction avec notre société de consommation. Dans sa solitude originelle, dans le fait qu’il ne trouve personne pour l’accueillir, l’humain découvre qu’il est fait pour le don, et qu’a-t-il donc à donner sinon lui-même ?
L’Alliance originelle
Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme.
Nous l’avons vu (cf. Abram le juste), la torpeur, dans la Bible, est toujours annonciatrice d’une alliance avec Dieu : il va se passer quelque chose d’important, en l’occurrence l’achèvement de la création de l’humanité. C’est l’Alliance originelle : l’être humain va devenir vraiment image de Dieu, image de la communion éternelle d’amour de la Trinité, à travers la dualité masculine et féminine. Moment solennel : le reste, c’était des préliminaires.
Après avoir été potier, Dieu va maintenant jouer les chirurgiens : anesthésie générale, ablation d’une côte, suture. Le mot utilisé, tsela’, signifie, côté, flanc. Pourquoi le côté ? La tradition juive explique que c’est pour mieux signifier que l’homme et la femme sont côte à côte, à égalité. Saint Augustin dira de la même manière : « La femme n’est pas tirée des pieds de l’homme : elle n’est pas sa servante ; elle n’est pas tirée de la tête de l’homme : elle n’est pas sa maîtresse ». Si on cherche un peu plus loin dans le dictionnaire, on s’aperçoit que le mot a donné un dérivé : qui penche d’un côté ; manière de dire que l’homme sans la femme est boiteux. Quelle belle langue que l’hébreu !
Homme et femme
Dieu va donc façonner la femme ; là encore, l’hébreu nous enseigne plus que le français. Le verbe utilisé pour l’homme était yatsar, qui signifie façonner, structurer. Ici, le verbe est banah, qui signifie bâtir, construire une maison, fonder une famille. La femme est donc créée, façonnée à côté de l’homme, égale à lui, mais sa vocation n’est pas tout à fait la même.
Alors l’humain s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée « femme », car elle fut tirée de l’homme, celle-ci ! » C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et les deux ne sont plus qu’une seule chair.
En lisant attentivement le texte, on se demande bien pourquoi on pense toujours que l’homme est apparu avant la femme : la Bible dit exactement le contraire ! Si, si ! regardez bien ! Le mot homme, ish, apparaît après le mot femme, isha. Jusqu’alors l’humain était seul, sans personne pour lui dire qui il est. Et voici que soudain, face à la femme, l’humain devient capable de se découvrir homme, c’est-à-dire à la fois semblable et différent, de même nature et pourtant autre. C’est le féminin qui révèle le masculin, féminin lui-même tiré du masculin : chacun permet à l’autre de devenir ce qu’il est.
Vous remarquerez qu’il n’est plus question de mâle et femelle, mais bien d’homme et de femme : ce qui différencie l’homme du mâle et la femme de la femelle, c’est précisément la relation à l’autre. La sexualité humaine, dont nous avons dit qu’elle se comprend à partir de l’identité divine, n’a pas d’abord pour fin la reproduction, mais la relation à l’autre en vue de la communion, et la découverte de l’autre et de soi.
Dieu et le feu
Ici, je ne résiste pas au plaisir de vous faire découvrir un peu plus les subtilités de l’hébreu et de l’analyse biblique telle que la pratiquent les Juifs depuis des millénaires (subtilités que je ne maîtrise absolument pas ; je ne fais que reformuler, agréablement j’espère, ce que je lis et entends ailleurs).
L’homme, donc, se dit en hébreu ish, , et la femme isha, . Deux lettres communes, (aleph) et (shin), qui ensemble forment le mot (esh), qui signifie feu, flamme. Et deux lettres ajoutées, le (yud) pour l’homme, le (heh) pour la femme, qui forment (yah), abréviation de , le tétragramme, le nom imprononçable de Dieu (abréviation qu’on retrouve dans l’acclamation hallelu-yah, louez Dieu).
Ainsi donc, et dès l’origine, Dieu est présent, autant mais différemment, chez l’homme et chez la femme ; mais s’ils se coupent de Dieu, ça fait des étincelles, il y a le feu à la maison !
L’être de mon être
L’os de mes os et la chair de ma chair ! Les premiers mots que l’homme prononce en tant qu’homme sont un cri de jubilation et d’émerveillement devant la femme. Vous l’aurez remarqué, l’hébreu est une langue très concrète, qui ne connaît pas le superlatif ; pour désigner une réalité supérieure, on redouble le mot (le cantique des cantiques, le saint des saints). Ici, l’os ne désigne pas seulement la structure squelettique, mais la substance, l’essence même de l’homme. Et la chair ne représente pas seulement le corps, mais la totalité de l’être.
Devant la femme, l’homme s’écrie donc : tu es l’être de mon être, la manifestation visible de ce que je suis au plus intime de moi-même ; tu es là pour me révéler ce que je suis au plus profond, et ensemble, dans le don mutuel de nos corps (les deux ne sont plus qu’une seule chair), nous pouvons réaliser la vocation de l’humain d’être image et ressemblance de Dieu !
Imago Dei
Nous pensons souvent que ce sont nos facultés spirituelles, notre âme, qui nous élèvent à l’image de Dieu, et que nos corps ne sont finalement qu’un reste d’animalité. « Le corps est le tombeau de l’âme » disait Platon, par un fin jeu de mot entre le corps, sôma, et le tombeau, sèma. Mais cette dualité héritée de la philosophie grecque est aux antipodes de la pensée hébraïque, pour laquelle le corps, basar, sert à désigner la totalité de la personne (toute chair : toute l’humanité). Si c’est d’abord par nos facultés spirituelles que nous sommes images de Dieu, les anges devraient l’être bien plus que nous ! Et pourtant, il n’est dit nulle part que les anges sont images de Dieu. La seule image de Dieu, c’est l’être humain, par la communion des personnes manifestée dans le don réciproque du corps de l’homme et de la femme, par leur capacité à donner librement la vie (les anges ne donnent pas la vie, et les animaux ne le font pas librement). Le corps n’est pas un tombeau, mais un berceau !
« Le corps, en effet, par sa visible masculinité et féminité, et seulement lui, est capable de rendre visible ce qui est invisible, le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer dans la réalité visible du monde le mystère caché en Dieu de toute éternité, et en être le signe » (Saint Jean-Paul II). Ce mystère caché en Dieu, c’est la communion éternelle des Personnes divines, c’est l’amour trinitaire. Le corps n’est pas fait pour la possession et la jouissance égoïstes, mais pour le don de soi. Voilà pourquoi « tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre » : parce que dans leur innocence originelle (nous sommes avant la chute et le péché), l’homme et la femme ne voient dans leurs attributs sexuels que la possibilité de se donner librement l’un à l’autre, et de réaliser ainsi leur condition d’image de Dieu. Rendre visible ce qui est invisible …
Ringarde, la Bible ?
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