Jeûner en Carême : Le rangement par le vide

Nous voici en Carême, et comme chaque année nous sont proposés des homélies, livrets, émissions radio ou télé sur le jeûne, le renoncement, le sacrifice. Voilà qui nous met l’eau à la bouche, si j’ose dire, et nous attire à peu près autant que le vinaigre attire les mouches. Je vous propose donc aujourd’hui d’aborder le sujet sous un autre angle, celui du rangement par le vide.

Les trois tas

Depuis que je suis adulte, j’ai déjà déménagé 7 ou 8 fois, et notamment pour partir à l’étranger. Chacun sait que c’est un exercice épuisant, physiquement et psychologiquement, mais aussi enthousiasmant. Évidemment, on peut louer 4 semi-remorques et déménager TOUT ce qui se trouve dans la maison. Mais on peut aussi profiter de l’occasion pour faire un peu de tri dans le fatras accumulé au fil des années.

Ayant dû faire un écrémage sévère, pour ne pas dire une purge, lors de mon départ en Afrique, j’ai acquis une bonne pratique de la chose. La méthode la plus efficace est celle dite des trois tas : un tas « je garde », un tas « je jette », et un tas « on verra plus tard ». Selon ce à quoi on s’attaque (vaisselle, vêtements, paperasse), les tas n’ont pas la même hauteur. Une fois ce premier tri effectué, on s’attaque au tas « on verra plus tard », et on recommence. C’est plus facile parce que le travail de deuil inhérent à toute sélection a déjà commencé à se faire, et ainsi, petit à petit, on ne garde que le nécessaire.

Ainsi en est-il de la vie : on entasse, on entasse, et on finit par étouffer sous l’amoncellement de choses inutiles. Pire, ces choses inutiles nous masquent l’essentiel, et nous empêchent d’y accéder. Chacun connaît l’histoire des gros cailloux : si on commence par remplir le bocal avec du sable ou du gravier, on n’aura jamais la place pour y mettre les gros cailloux. Le problème, c’est qu’une fois que le bocal est plein de sable, il est bien difficile de le vider pour mettre les cailloux. Et que, aussi étrange que cela puisse paraître, il ne nous est pas toujours facile de distinguer un grain de sable d’un rocher …

Retrouver l’essentiel

Ainsi en est-il également pour la vie spirituelle. On va à la messe le dimanche, on fait ses prières matin et soir, mais notre cœur est ailleurs : nous bâtissons sur le sable. Ou bien on court de la messe au groupe de prière et de l’office des heures au chapelet, on lit tous les livres spi qui sortent et on se gave de KTO : on entasse. Ou alors c’est le grand désert …

Le Carême est ce temps que Dieu nous offre pour faire le tri, vider la maison, estimer la taille des cailloux. C’est le sens du jeûne : se priver, non pas par amour de la souffrance, mais pour (re)trouver l’essentiel. La plupart des religions prescrivent un jeûne plus ou moins strict, plus ou moins long, comme chemin de purification (du corps et de cœur) et de maîtrise de soi. Il s’agit moins d’obéir à une injonction que de frayer un chemin dans les méandres de son propre cœur.

Avoir faim

Le jeûne de nourriture est salutaire. Non pas seulement se priver de Nutella pendant le Carême : ça, ce n’est pas de l’ascèse, c’est de l’hygiène. Et si c’est pour s’empiffrer de cocottes en chocolat le jour de Pâques, à quoi bon ?  Non, le vrai jeûne alimentaire consiste à ne pas manger du tout, ou très peu, et éprouver, dans les tiraillements de notre estomac, les tourments de notre finitude. Nous ne sommes pas des purs esprits, nous avons un corps, et ce corps a des besoins primaires : premier gros caillou. Le reste est du gravier ou du sable.

Rassurez-vous, ne rien manger pendant une journée ne vous fera pas mourir, même si vous travaillez (c’est même plus facile de jeûner quand on travaille, parce qu’on pense à autre chose …). La peur de ne pas pouvoir tenir le coup fait partie des tentations classiques (ce n’est pas pour rien si, tous les ans, l’évangile du premier dimanche de Carême nous relate les tentations de Jésus au désert). Mais en réalité, c’est fou ce qu’on peut encore faire l’estomac vide.

Petite anecdote : la première fois que j’ai voulu jeûner, j’étais paniquée à l’idée de « ne pas y arriver », et ma prière du matin a surtout consisté à me tourmenter à l’avance. Puis j’ai lu l’évangile du jour (mercredi des Cendres) : « Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage » (Mt 6,17). Très obéissante (à l’époque), j’ai couru prendre une bonne douche ; comme je n’avais plus d’eau de toilette, j’ai emprunté celle de ma coloc. Mais si ce parfum sentait très bon sur elle, il était désastreux sur moi : j’ai eu la nausée toute la journée, et je n’ai eu aucun mal à jeûner ! Dieu a de l’humour …

Un peu de liberté

On nous dit aujourd’hui qu’on peut jeûner d’autre chose que de nourriture, mais plutôt d’internet, de télévision, de jeux vidéo, etc. C’est vrai, mais encore une fois, ne plus passer 5 heures par jour devant sa télé, c’est simplement de l’hygiène. La chose a du bon, néanmoins, dans la mesure où elle nous fait prendre conscience de nos dépendances, et elles sont nombreuses, d’autant plus insidieuses qu’elles ne sont pas vitales. Personnellement, me connecter à internet est la première chose que je fais le matin ; je me donne bonne conscience en me disant que c’est mon outil de travail, mais enfin, je ne suis quand même pas obligée de lire mes mails en prenant mon petit déjeuner ! Rien ne presse pour les mauvaises nouvelles !

Dans nos sociétés marquées par la recherche du bien-être matériel, ce dernier est devenu l’élément clé à l’aune duquel nous mesurons nos réussites ou nos échecs, et par lequel nous estimons le poids de nos vies. Prendre un peu de distance avec le matériel, se dégager petit à petit de son emprise, c’est retrouver une certaine liberté de jugement, sur nous et sur les autres. Une liberté de mouvement, aussi : quand vous n’avez plus la télé, vous n’êtes plus obligé de rentrer à l’heure pour votre série préférée, et vous pouvez accorder plus de temps à l’imprévu (qui a souvent un nom et un visage). Rangement par le vide …

Se faire petit

Le jeûne, qu’il soit de nourriture ou d’autre chose, a cela de bon qu’il nous permet de reprendre un peu la maîtrise de soi et d’affermir notre volonté. Mais il ne doit pas reposer que sur la volonté : renoncer à la force du poignet, c’est encore être centré sur soi. Il y a une manière de faire pénitence qui, au lieu de développer l’humilité, développe surtout l’orgueil, ce qui est tout de même un comble. Il ne s’agit pas de surmonter l’obstacle en serrant les dents, mais de passer dessous en se faisant tout petit …

Dans tout cela, il ne faut pas oublier la charité ; « Il vaut mieux manger de la viande et boire du vin plutôt que de dévorer par des médisances la chair de ses frères », disait un Père du désert. Et Thérèse de l’Enfant Jésus faisait ce constat : « Je me suis aperçue que celles qui faisaient le plus de mortifications extraordinaires n’étaient pas les plus charitables… ». Jeûner, c’est bien, dans la mesure où l’on prend conscience de sa petitesse ; mais si l’effort imposé nous rend aigri et désagréable avec les autres, on rate la cible.

Avec le temps …

Aux premiers temps de ma conversion, je m’adonnais au Carême avec enthousiasme, jeûnant strictement le mercredi des Cendres et les vendredis, m’imposant toute sorte d’« efforts de Carême » pour faire entrer ma nature débridée dans mon « idéal de sainteté ». Je vous déconseille vivement cette pratique : à ce jeu-là, on s’essouffle très vite. Chassez le naturel, il revient au galop, et après un début de Carême sur les chapeaux de roues, je me traînais lamentablement jusqu’aux Rameaux, relevant un peu la tête pour la Semaine sainte comme un cheval qui sent l’écurie !

Il ne s’agit pas de tout bazarder, au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain, mais de faire le tri. Nous avons cinq semaines pour cela, utilisons-les. La technique des trois tas, ça marche aussi pour la vie spirituelle : on garde, on jette, on remet à plus tard ; et on recommence. Un jour après l’autre, une semaine après l’autre, une année après l’autre. …

Peut-être attendiez-vous de cet article des conseils, des lignes à suivre, une sorte de « mode d’emploi » du jeûne ; je suis désolée pour vous : il n’y en a pas. Quand Jésus part au désert, c’est poussé par l’Esprit Saint ; quand il se met à l’écart, c’est pour prier. S’il y a un chemin à suivre, c’est bien celui-là. Faire le vide, oui, mais pour retrouver au fond de soi l’intimité du Dieu qui nous aime et nous invite à le rejoindre.

Image par Clker-Free-Vector-Images de Pixabay 

 

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