L’aumône en Carême : Une exigence de justice

Nous allons aborder aujourd’hui le troisième pilier du Carême. Dans l’enseignement de Jésus qu’on lit le mercredi des Cendres (Mt 6,1-18), il arrive en premier, avant la prière et le jeûne. Mais, allez savoir pourquoi, de nos jours on en parle plutôt en dernier, et on emploie pudiquement le mot de partage, qui sonne mieux à nos oreilles contemporaines. Dans la Bible toutefois, on lui préfère le terme d’aumône.

Le mot a mauvaise presse, c’est vrai ; il a pris aujourd’hui un petit air condescendant, comme le mot pitié d’ailleurs (on préfère parler de compassion, ça fait mieux). Aumône vient du grec eleemosune, qui vient de eleeo signifiant porter secours, éprouver de la miséricorde. Verbe que l’on emploie toujours dans la liturgie lorsque nous chantons Kyrie eleison … Seigneur, prends pitié ! L’étymologie est intéressante : l’aumône que nous donnons (ou pas), c’est exactement ce que nous demandons à Dieu !

Donne-moi ma part !

Mais l’aumône existait avant Jésus, et c’est même un des (nombreux) commandements de la Torah. En hébreu, on l’appelle la tsedaka, et sa pratique est bien codifiée. On traduit le mot tant bien que mal par charité, mais là encore, l’étymologie est intéressante : tsedaka vient de tsedek, qui signifie justice ; c’est dire que la tsedaka relève plus de la justice (et de la justesse) que de l’amour, et c’est pourquoi c’est un commandement, une mitsva, qui s’applique à tous, même aux pauvres. Il ne s’agit pas d’un sentiment, comme la miséricorde, mais d’une exigence sociale, matérielle et spirituelle. D’ailleurs en terre d’islam aussi, le pauvre qui tend la main ne dit pas « à vot’ bon cœur », mais bien « donne-moi ma part » ! Le Talmud ne tarit pas d’éloge sur la tsedaka : « la tsedaka accomplit tous les autres commandements réunis » ; « celui qui pratique la tsedaka anonymement est plus grand que Moïse » ; « grande est la tsedaka car elle rapproche des temps messianiques » ; etc.

Le grand rabbin Maïmonide, au XIIe siècle, définit huit degrés dans la pratique de la tsedaka, qui lui donnent une valeur plus ou moins grande. Le plus haut degré, c’est de donner ou prêter de l’argent, ou mieux de procurer un emploi, de façon à ce que la personne devienne autonome. Un degré moindre est de donner anonymement à une personne anonyme, ainsi il n’y a pas de reconnaissance à espérer. Un degré moindre est de donner anonymement à quelqu’un que je connais, ainsi mon ego est quand même un peu flatté par la bonne image de moi que je me renvoie. Un degré moindre est de donner à quelqu’un dont j’ignore l’identité, mais qui connaît la mienne : quelqu’un dans mon entourage a de la reconnaissance pour moi. Un degré moindre est de donner au pauvre sans être sollicité, de prendre les devants. Un degré moindre est de donner au pauvre après qu’il ait demandé. Un degré moindre est de donner moins que ce qu’il convient, mais avec le sourire et de bon cœur. Enfin, dernier degré, donner à contrecœur, par obligation ou conformisme social. 

On voit là que la préservation de la dignité du bénéficiaire est essentielle dans la tsedaka : le don idéal est celui qui permet au bénéficiaire de subvenir à ses besoins ; à défaut, la valeur du don sera d’autant plus grande que le donateur saura rester anonyme. On sait bien, en effet, qu’il peut y avoir une utilisation perverse de la charité, lorsque le don devient un moyen pour le donateur d’affirmer sa supériorité sur le bénéficiaire, ou de se glorifier lui-même à peu de frais. Jésus ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « Toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret » (Mt 6,3-4). Et ne croyez pas qu’il s’agit d’une image dépassée : j’ai connu un politicien, au Congo, qui ne pouvait pas donner 10 dollars sans faire venir des journalistes …

Le Nom divin

Allons plus loin, comme le font nos frères juifs : pratiquer la tsedaka, c’est devenir l’associé de Dieu dans son œuvre de création. En effet, s’il y a des pauvres, s’il y a des injustices, si la création, en un mot, est imparfaite, c’est pour que l’homme puisse rétablir la justice et s’élever à la hauteur de Dieu en devenant son partenaire. La pauvreté est un appel à la responsabilité de l’homme, qui peut devenir en quelque sorte co-créateur en pratiquant la tsedaka : aider le pauvre, c’est agir comme Dieu. C’est si vrai que Rabbi Itshak Luria, au XVIe siècle, voit dans le geste même de l’aumône le Nom divin, YHVH, où le Yud représente la pièce de monnaie, le premier représente la main qui donne, le Vav le bras qui se tend pour donner, et le deuxième la main qui reçoit. Par la tsedaka, on rend Dieu présent au monde, et ce geste si simple accomplit l’union du Ciel et de la terre, qui est la finalité de la création …

Certes, il ne s’agit pas de se ruiner ou de mettre en péril sa famille : le don ne doit pas dépasser 25% des revenus. Mais il ne faut pas être médiocre non plus : le talmud prévoit un minimum de 10%, c’est-à-dire le dixième, la dîme. On objectera qu’en France la tsedaka est en quelque sorte institutionnalisée, à travers l’impôt sur le revenu et les taxes diverses. Pourtant, d’après un rapport ministériel de 2012, 91% des ménages français ont un taux d’imposition inférieur à 9%. On est donc très loin de la dîme exigée même aux pauvres ; et on serait content si tout l’argent de nos impôts allait effectivement aux plus pauvres …

Des bénédictions

Pratiquer l’aumône, donc ; pour Jésus, comme pour les anciens, la question ne se pose pas : c’est une évidence. Peu importe ce que le pauvre fait de l’argent qu’on lui donne : la pratique de l’aumône a de multiples bienfaits, et pas seulement pour celui qui reçoit. « L’eau éteint le feu le plus ardent, et l’aumône expie les péché » (Si 3,28) ; « Fais l’aumône de ton bien, et ne détourne point ton visage d’aucun pauvre; car il arrivera ainsi que le visage de Dieu ne se détournera point de toi » (To 4,7).

Bien sûr, il ne s’agit pas de donner pour recevoir en retour, fut-ce de Dieu ; il s’agit de rétablir la justice : «  Si tu fais disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante, si tu donnes à celui qui a faim ce que toi, tu désires, et si tu combles les désirs du malheureux, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et ton obscurité sera lumière de midi […] Tu rebâtiras les ruines anciennes, tu restaureras les fondations séculaires. On t’appellera : ‘Celui qui répare les brèches’, ‘Celui qui remet en service les chemins’ » (Is 58,9-13). Réparer les brèches, remettre en service les chemins … permettre à la vie de passer …

De mes années au Congo, j’ai retenu cette grande leçon : donner attire la bénédiction. Combien de fois ai-je reproché à mes amis pauvres de donner le peu qu’ils avaient : « Tu n’as rien et tu donnes encore ?! » Réponse : « Mais il a besoin ; et puis, c’est des bénédictions ». Mais combien de fois aussi les ai-je entendus prier : « Seigneur, souviens-toi de nos bienfaiteurs » : la prière du pauvre pour son bienfaiteur monte directement au Ciel ! Depuis mon retour, je suis stupéfaite de constater que sous nos latitudes confortables et sécurisées, on ne prie jamais pour ses bienfaiteurs. C’est pourtant l’un des enseignements de l’aumône, que ce soit pour le donateur ou pour le bénéficiaire : on ne se suffit pas à soi-même, nous sommes tous dépendants les uns des autres. Nous avons tous des bienfaiteurs, si ce n’est en argent, du moins en amitié, en tendresse, en affection. Tous ceux qui nous aident à vivre sont nos bienfaiteurs …

L’aumône de l’indigent

Levant les yeux, il vit les riches qui mettaient leurs offrandes dans le Trésor. Il vit aussi une veuve indigente qui y mettait deux piécettes, et il dit : « Vraiment, je vous le dis, cette veuve qui est pauvre a mis plus qu’eux tous. Car tous ceux-là ont mis de leur superflu dans les offrandes, mais elle, de son dénuement, a mis tout ce qu’elle avait pour vivre ». (Lc 21,1-4)

La scène se situe à la fin de l’enseignement de Jésus, à la veille de sa passion. Si l’évangéliste l’a placée à cet endroit, ce n’est sans doute pas pour rien. Et Jésus convoque ses disciples pour leur montrer cette veuve, c’est-à-dire cette personne sans statut social, sans assurance-vie, sans sécu, sans garantie d’aucune sorte. Et que donne-t-elle ? des miettes ? Oui, apparemment : deux piécettes, ce n’est pas grand-chose. Mais Jésus voit plus loin : ces deux piécettes, c’est « tout ce qu’elle avait pour vivre ». Le mot grec utilisé est bios, la vie : elle a donné « toute sa vie ». Et le lendemain, lui-même donnera sa vie pour nous ; lui, le pauvre par excellence, qui s’est « vidé de lui-même » pour devenir « semblable à un homme » (Ph 2,7), a encore donné le peu qu’il avait, sa propre vie. C’est donc tout le mystère du Christ qui est révélé là : dans l’aumône, c’est notre propre vie que nous donnons. Ainsi nous ressemblons à cette femme, au Christ, à Dieu … le Nom divin inscrit dans l’aumône, Dieu rendu présent par le don de nous-mêmes. 

Image par Myriams-Fotos de Pixabay 

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