La liturgie eucharistique : le temps de la Présence

Nous voici donc arrivés à la grande Prière Eucharistique, le clou du spectacle, en somme. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un spectacle, mais bien au contraire de ce qui est notre vocation à tous : la rencontre avec Dieu. C’est la Réalité des réalités, celle par laquelle toutes les réalités terrestres deviennent chrétiennes. « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi » disait Saint Augustin. Le désir de Dieu en nous créant, c’est que nous vivions par lui, avec lui et en lui.

La rencontre avec Dieu

Cette rencontre avec Dieu, les théologiens l’appellent eschatologie, du grec ta eschata, les choses dernières, ultimes. On peut la situer à la fin des temps, mais on peut aussi la considérer aussi comme une nouvelle dimension de la vie, une qualité différente, qui se manifeste aujourd’hui chaque fois que l’éternité de Dieu entre en contact avec notre temps, chaque fois que Dieu se rend présent à nous d’une manière particulière.

C’est précisément ce qui se passe à l’eucharistie. Et tout ce qui se passe avant et après est là pour nous mettre en état d’accueillir cette Présence. Le rassemblement, l’écoute de la Parole, la proclamation de la foi, la préparation des offrandes : tout converge vers cet instant unique où Dieu vient non seulement vers nous, mais en nous. Et comment le fait-il ? À travers des choses très simples : un peu de pain, un peu de vin, un homme (le prêtre), qu’il s’est choisi et par lequel il agit. Il le fait aussi à travers une prière magnifique que nous allons étudier un peu ici : la Prière Eucharistique.

La grande prière de l’Église

S’il existe plusieurs formulaires (c’est le terme consacré) de cette prière, ils contiennent tous les mêmes éléments, plus ou moins mis en valeur :

  • Invitation par le prêtre et dialogue avec l’assemblée (Élevons notre cœur)
  • Préface : louange au Père pour la création et le salut. Elle se termine par le Sanctus
  • Épiclèse consécratoire : prière au Père pour qu’il envoie son Esprit sur le pain et le vin
  • Récit de l’institution de l’Eucharistie : paroles mêmes de Jésus le soir du Jeudi Saint dites par le prêtre
  • Anamnèse : acclamation de l’assemblée puis prière dite par le prêtre
  • Épiclèse de communion : prière au Père pour qu’il envoie son Esprit sur l’assemblée
  • Demandes au Père : prière d’intercession
  • Doxologie : acclamation trinitaire

Même si cette prière  n’est dite que par le prêtre, elle est en réalité celle de toute l’Église, et notamment des fidèles assemblés. Pour preuve le dialogue qui l’ouvre : Le Seigneur soit avec vous – Et avec votre esprit. / Élevons notre cœur – Nous le tournons vers le Seigneur. / Rendons grâce au Seigneur notre Dieu – Cela est juste et bon. Notons au passage que ce rendons grâce est la traduction française d’un verbe grec qui signifie remercier, être reconnaissant : eucharisteo. Donc l’assemblée dit au prêtre : OK, tu peux y aller, on est avec toi.

Alors le prêtre entonne une louange au Père pour ce qu’il a fait par le Fils, qui se termine par le chant du Sanctus, unissant la louange du Ciel à celle de la terre (avec les anges et tous les saints, nous proclamons ta gloire en chantant d’une seule voix ...). Ce chant du Sanctus est un moment solennel, l’hymne des anges qui « voient sans cesse la face de Dieu » ; c’est donc le chant d’adoration, unanime et puissant, par excellence.

Ceci est mon corps

Quand le chant retombe, le prêtre fait alors une demande à Dieu : il lui demande d’envoyer son Esprit Saint sur les offrandes, pour qu’elles deviennent le Corps et le Sang du Christ. En jargon liturgique, ça s’appelle une épiclèse, c’est-à-dire une invocation (klèsis appel, epi sur) : « Sanctifie-les par ton Esprit, pour qu’elles deviennent le Corps et le Sang de ton Fils ». Ce qui va se passer après est donc l’action de l’Esprit Saint. Et ce qui se passe après, c’est le récit de l’institution, le mémorial du sacrifice du Christ. Là, le prêtre cesse de dire nous pour dire je ; il reprend les paroles mêmes du Christ à son dernier repas : ceci est mon corps livré pour vous, ceci est mon sang répandu pour la multitude, faites ceci en mémoire de moi. Et il peut le faire (ou plus exactement ses paroles deviennent efficaces) parce qu’il agit in persona Christi Capitis. Ensuite, il lève l’hostie consacrée, puis le calice, de façon que toute l’assemblée puisse les voir. Ce geste n’a pas toujours existé, il date du XIIIe siècle. À une époque où les gens communiaient peu et où le prêtre disait sa messe dos au peuple, ce sont les fidèles eux-mêmes qui ont demandé au prêtre de pouvoir contempler et adorer le Christ dans l’hostie.

« Il est grand le mystère de la foi ! » chante alors le prêtre. Oui, ce qui se passe à la consécration est un grand mystère, c’est-à-dire non pas quelque chose d’incompréhensible, mais quelque chose que l’on n’a jamais fini de comprendre. On ne peut pas donner aux mystères chrétiens une explication rationnelle : ce serait comme expliquer Dieu avec des mots, et donc le réduire à ce que notre intelligence humaine peut comprendre par elle-même, et c’est bien peu. Pour tenter de comprendre un mystère, il faut, d’une certaine manière, être compris en lui. Je m’explique : quand vous regardez de l’extérieur les vitraux d’une église, vous ne voyez rien, c’est gris et terne, sans intérêt. Pour comprendre le vitrail, il faut être à l’intérieur de l’église ; de la même façon, c’est toujours du dedans que s’éclaire le mystère chrétien. Je vais donc tenter ici un exercice périlleux : apporter au mystère de l’eucharistie un éclairage intelligible.

Se mettre en mode eschatologique

Le problème de la plupart des tentatives d’explicitation de l’eucharistie, c’est qu’elles partent des réalités terrestres (le pain et le vin) pour y faire rentrer les réalités divines (le Corps et le Sang du Christ). Du coup, on ne peut pas s’empêcher de les trouver soit alambiquées (la doctrine de la transsubstantiation), soit simplistes (le symbolisme du repas partagé).

Pour tenter de comprendre, il faut se mettre en mode eschatologique. Le sens de l’eucharistie se situe au-delà des réalités terrestres : il est dans la venue du Christ à la fin des temps, qu’on appelle la parousie, et qui va non pas clôturer l’histoire du salut, mais la réaliser en nous tout entière. Les sacrements sont, pourrait-on dire, comme un avant-goût de cette parousie, les moyens de présence du Christ qui nous sauve. D’ailleurs le grec parousia signifie venue, certes, mais aussi présence. Et le sacrement par excellence, l’eucharistie, est aussi le moyen par excellence de la venue du Christ en ce monde. Il est intéressant de noter que les Écritures ne parlent pas d’un « retour » du Christ, mais d’une « venue » ; c’est toujours le même Christ qui vient (il n’y en a pas plusieurs), que ce soit dans l’Incarnation ou dans la Gloire. « Je suis l’Alpha et l’Omega, le Premier et le Dernier, le Commencement et la Fin » : le Christ eschatologique.

Le Pain véritable

Le pain et le vin sont donc le moyen d’insertion et d’action du Christ eschatologique dans ce monde. Pour autant, leurs propriétés naturelles n’en sont pas altérées : l’eschatologie n’entre pas dans le monde par effraction, mais par dépassement ; elle n’est pas extérieure au monde, elle en est la dimension profonde (un saint reste toujours un être humain). Ainsi, l’Esprit sanctifie le pain en modifiant son rapport avec cette dimension profonde, en lui faisant atteindre sa plénitude finale. On pourrait dire que le Christ est tellement « concentré » dans le pain qu’il en devient la substance, la réalité intime. C’est pourquoi on parle, à propos de l’eucharistie, de Présence Réelle : non pas par exclusion (comme si les autres modes de présence n’étaient pas réels), mais par excellence, parce qu’elle est substantielle (du latin substancia, ce qui est dessous, le support ; en langage philosophique on parlerait d’essence). Et le pain devient alors ce qu’il est appelé à être : le vrai Pain, le Pain de Vie. « Je suis le pain vivant qui descend du ciel, le vrai : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. Car ma chair est la vraie nourriture et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6, 51-58).

Bon, je reconnais que tout ça n’est pas facile à comprendre. « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ? » disaient déjà les disciples de Jésus à la suite de son enseignement dans la synagogue de Capharnaüm. Oui, elle est dure, elle nous choque, nous scandalise, et moi-même j’ai beaucoup de mal à l’appréhender. Et pourtant elle nous dit quelque chose de notre mystère à nous, de notre vocation véritable, de notre réalité profonde (c’est peut-être pour cela que nous avons tant de mal à l’entendre). J’ai essayé d’employer des mots simples, mais ce sont toujours des mots pour dire un mystère, un grand mystère. Et nous entrons dans ce mystère en chantant à la fin de l’anamnèse : « Viens, Seigneur Jésus ! »

Par lui, avec lui et en lui

La suite de la Prière Eucharistique va confirmer ce mouvement en demandant l’Esprit Saint, non plus sur les offrandes, mais sur les fidèles, pour qu’ils deviennent à leur tour corps du Christ par la communion : « Nous te demandons qu’en ayant part au Corps et au Sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps ». Et qu’est-ce donc que ce corps ? L’Église de la terre (souviens-toi, Seigneur de ton Église répandue à travers le monde), les défunts (souviens-toi de nos frères qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection), les fidèles qui participent à l’eucharistie (sur nous tous enfin, nous implorons ta bonté), pour que nous soyons tous définitivement en communion avec le Père (nous espérons être comblés de ta gloire, tous ensemble et pour l’éternité).

On l’a dit, si c’est au prêtre que revient la proclamation de la Prière Eucharistique, c’est tous les fidèles qui réalisent l’offrande et l’action de grâce qu’elle exprime (rappelons-nous le texte latin qui ouvrait la prière sur les offrandes : Priez, mes frères, afin que  mon sacrifice, qui est aussi le vôtre ...). De même que la prière débutait par un dialogue avec l’assemblée, elle s’achève sur une grande louange trinitaire (par lui, avec lui et en lui, à toi Dieu le Père tout puissant dans l’unité du Saint Esprit, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles) que l’assemblée ratifie par un Amen vigoureux et convaincu. Entre ces deux dialogues, le Christ s’est rendu présent à nous sous les espèces du pain et du vin. À nous maintenant de nous rendre présents à lui.

Image par Norbert Staudt de Pixabay 

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