La messe est commencée depuis déjà une petite demi-heure, nous avons chanté ensemble, écouté la Parole, proclamé notre foi, et voilà qu’arrive un moment de flottement un peu bizarre qui ressemble à un entracte. On se rassoit, on farfouille dans ses poches ou son sac à main à la recherche des sous pour la quête, pendant que le prêtre fait sa petite popote dans son coin.
Fruit de la terre et du travail des hommes
En réalité, c’est le moment où nous passons de la table de la Parole à la table eucharistique (cf. Le repas du Seigneur). Le prêtre, littéralement, « met la table », c’est-à-dire qu’il dépose sur l’autel tout ce qui va servir au repas du Seigneur : le corporal, le purificatoire, le calice et le missel. Le pain et le vin ? Pour bien faire, il faudrait qu’ils soient apportés en procession par des fidèles, pour bien signifier que leur participation à l’offrande ne se limite pas aux deux euros réglementaires. En Afrique, les offrandes en nature ne sont pas rares, et il est toujours très émouvant de voir des gens pauvres (et pauvres à un point qu’on n’imagine pas) apporter un sac de riz, un régime de bananes, quelques bâtons de canne à sucre, un poulet (vivant), des œufs, un petit bidon d’huile de palme, etc. Lors d’une messe de Noël à laquelle j’assistais dans un coin reculé du Congo, la procession a duré ainsi une demi-heure, montre en main ! Voir de vieilles mamans venir en dansant remettre entre les mains du prêtre une offrande prélevée, non pas sur leur superflu, mais sur leur nécessaire, n’est pas un « spectacle », mais l’Évangile vécu et vivant.
Car ce que nous apportons à l’autel, ce n’est pas seulement le pain qui deviendra le Corps du Christ et le vin qui deviendra son Sang ; ce que nous apportons, c’est notre vie, nos joies, nos peines, notre être tout entier, pour qu’il soit lui aussi consacré à Dieu ! À travers le pain et le vin, « fruits de la terre, de la vigne, et du travail des hommes », c’est nous-mêmes que nous apportons à Jésus, et lui nous donne en « admirable échange » le pain qu’il a préparé pour nous, c’est-à-dire lui-même. C’est dire si cette préparation des dons est bien plus qu’une petite popote !
Que se passe-t-il à l’autel ? Le prêtre reçoit la patène avec les hosties, l’élève au-dessus de l’autel en bénissant Dieu de ses dons qui deviendront le Corps du Christ. Cette prière est inspirée de la prière juive du shabbat : « Béni es-Tu, Seigneur, notre Dieu, Roi de l’univers, qui fais sortir le pain de la terre », qui nous rappelle encore l’enracinement de la foi chrétienne dans la foi juive. En langage chrétien, cela devient : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le pain de la vie. » Jésus n’est pas venu abolir la Loi mais l’accomplir …
Par le mystère de cette eau et du vin …
Puis le prêtre prend le calice plein de vin, y verse un peu d’eau (quelques gouttes) et dit : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris notre humanité. » Fantastique ! Voilà, avec la concision typique des formules liturgiques, l’union à Dieu à laquelle nous sommes appelés : mêler notre humanité à sa divinité comme l’eau au vin ! Le texte latin parle de mystère, et il est vrai que c’en est un.
Le prêtre bénit alors le calice, comme il avait fait pour le pain, avec une formule semblable. Puis il s’incline devant l’autel en disant : « Humbles et pauvres, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous: que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi » ; cette prière se trouve mot pour mot dans le Livre de Daniel (Da 3, 38-40), et elle est prononcée par trois jeunes Juifs juste avant d’être jetés dans la fournaise pour avoir refusé de sacrifier aux idoles : tout un programme ! Enfin, il se lave les mains ostensiblement (en principe) en disant ce verset du Ps 50 : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie moi de mon péché ». C’est encore un rite hérité de la tradition juive, geste de pénitence et de purification.
Si je raconte en détail ce qui se passe, c’est parce qu’en fait ça nous concerne tous. Certes, le prêtre prie à voix basse, selon les recommandations du missel (sauf « s’il n’y a pas de chant d’offertoire »), en son nom propre, pour se préparer personnellement « afin d’accomplir son ministère avec plus d’attention et de piété ». Mais il n’est pas superflu que les fidèles se préparent aussi au mystère qui va s’accomplir dans quelques minutes et auquel ils vont participer. Personnellement, je trouve dommage que les chants ou la musique nous empêche d’entendre ces prières. Mais bon, c’est un avis personnel …
Pour la gloire de Dieu et le salut du monde
La préparation des dons se termine par une prière sur les offrandes prononcée par le prêtre, mais cette fois-ci au nom de tous. C’est pourquoi il commence par dire : « Prions ensemble au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église. » Petite parenthèse : chaque fois que le prêtre dit « Prions » (il le dit trois fois au cours de la messe), cela signifie qu’il va prier au nom de tous les fidèles ; c’est donc une prière solennelle, et selon la tradition chrétienne des premiers siècles, on prie debout. Donc, sauf exception (handicap, maladie, grand âge ou autre), on se lève. Et on répond : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». C’est une réponse que l’on fait souvent un peu machinalement, de ces trucs qu’on récite par cœur sans réfléchir. Et pourtant, quelle richesse dans ces quelques mots ! Ce que nous nous préparons à faire (offrir le sacrifice de toute l’Église), nous ne le faisons pas pour nous, pour notre bien-être ou notre salut personnel, ou celui de nos proches. Pas seulement. Nous le faisons d’abord pour la gloire de Dieu, pour que Dieu puisse manifester sa gloire, sa grandeur, sa bonté ; et il va manifester sa gloire pour le salut du monde (donc aussi le nôtre). C’est pour cette raison que le prêtre à l’obligation de dire la messe chaque jour, et les fidèles d’y assister au moins le dimanche : parce qu’on ne le fait pas pour soi, pour son petit bonheur personnel, parce qu’on en a envie ou que ça nous fait du bien. On participe à la messe pour le salut du monde ! Et Dieu sait si notre monde a besoin d’être sauvé …
Il faut quand même noter que le français est la seule langue qui proclame cela. En effet, le latin, et la plupart des autres traductions, propose une formule beaucoup plus longue et alambiquée : « Priez, mes frères, afin que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, puisse être agréé par Dieu le Père tout-puissant. » À quoi les fidèles répondent : « Que le Seigneur reçoive de vos mains le sacrifice, à la louange et à la gloire de son nom, ainsi que pour notre bien et celui de sa sainte Église tout entière. » Cette formulation a l’avantage de bien distinguer le sacerdoce ministériel du sacerdoce commun des fidèles. Kesako ? Pour vous expliquer ça, je vais devoir me lancer dans des considérations théologiques un peu abstraites, j’en suis désolée. J’ai d’ailleurs longuement hésité avant de m’y coller (d’autant plus que j’ai moi-même un peu de mal à le comprendre). Mais comme un nouveau missel, avec une traduction plus fidèle au latin, devrait entrer en vigueur prochainement, cela risque de nous concerner assez rapidement (en même temps, ça ne fait que 15 ans que cette nouvelle traduction a été demandée par Rome …).
In persona Christi Capitis
Dans l’Antiquité, le prêtre (en latin sacerdos) était un personnage officiel chargé de tout ce qui concernait les dieux, un intermédiaire en quelque sorte. Pour les chrétiens, l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, c’est le Christ. Celui qui reçoit le baptême devient ipso facto un autre Christ (c’est le sens du mot chrétien), et participe donc de ce sacerdoce du Christ. C’est ce qu’on appelle le sacerdoce commun des fidèles ; il s’exerce par la réception des sacrements, la prière, la mission, le témoignage d’une vie sainte, l’offrande eucharistique, etc. Mais pour former et conduire le peuple sacerdotal, « le Christ […] a institué dans son Église des ministères variés qui tendent au bien de tout le corps » (Vatican II, Lumen gentium n°18). C’est ce qu’on appelle le sacerdoce ministériel, qui se reçoit par l’ordination : le ministre ordonné (du latin minister qui signifie serviteur) est donc au service des baptisés, avec la faculté d’agir « in persona Christi Capitis » (en la personne du Christ-Tête), ce qui signifie que son ministère n’est pas une délégation du peuple, mais que pour autant il n’est pas lui-même la Tête. Bien sûr, ces deux types de sacerdoce ne s’opposent pas (en général, le prêtre est lui-même un baptisé …), mais se complètent et s’ordonnent l’un à l’autre.
Le problème, c’est que le missel actuel, datant de 1979, a été élaboré dans les années 70, période où, dans la foulée de Vatican II et surtout de mai 68, on avait eu tendance à balancer aux orties tout ce qui, de près ou de loin, pouvait évoquer « l’ancien temps » et la suprématie de Rome (tradition bien ancrée dans l’Église de France). Force est de constater qu’on a un peu jeté le bébé avec l’eau du bain et qu’il en a résulté une joyeuse confusion des genres : les laïcs ont une certaine propension à jouer aux curés (la cléricalisation des laïcs) et les prêtres à se fondre dans la masse. La traduction « plus fidèle au latin » remet donc chacun à sa place, et c’est plutôt heureux. Le problème est que la formulation est pompeuse, compassée et dépassée, et c’est plutôt malheureux. Ce qui explique en partie pourquoi la nouvelle traduction traîne depuis si longtemps …
Un trait d’union
La prière sur les offrandes passe souvent inaperçue ; il faut dire que, comme la collecte, elle est très courte : « Dans ta bonté, Seigneur, accepte notre offrande : qu’elle soit sanctifiée et serve ainsi à notre salut. Par Jésus le Christ, notre Seigneur » (3e dimanche du temps ordinaire). Pourtant, elle fait la charnière entre les deux grandes parties de la célébration, comme un trait d’union entre les deux tables de la Parole et de la communion. Par elle, toute la messe devient une seule et même grande prière.
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