Nous voici aux portes du Carême, et ce temps privilégié commence par une cérémonie bien particulière : l’imposition des cendres. « Souviens-toi que tu es poussière, et que tu retourneras en poussière » dit le prêtre en marquant nos fronts d’une croix avec de la cendre. Mais pourquoi un mercredi, et pourquoi des cendres ?
Quarante jours avant la Pâque
Avant d’être un temps de pénitence, le Carême est un temps de retour à Dieu : « Nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. […] Car il dit dans l’Écriture : ‘Au moment favorable je t’ai exaucé, au jour du salut je t’ai secouru.’ Le voici maintenant le moment favorable, le voici maintenant le jour du salut » (2 Co 5,20- 6,2). Le mot vient du latin quadragesima, qui signifie « quarantième » ; ce chiffre de 40 a de multiples références dans la Bible : les 40 ans d’errance des Hébreux dans le désert (Dt 8,2), les 40 jours de Moïse sur le mont Sinaï (Ex 24,18) avant la remise des Tables de la Loi, les 40 jours de marche du prophète Elie vers l’Horeb (1 R 19,8), et bien sûr, last but not least, les 40 jours de tentation de Jésus au désert : « Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim » (Mt 4,1-2) Personnellement, j’aurais eu faim avant …
Le Carême dure donc 40 jours et se termine par la grande fête de notre salut, Pâques. Comme on ne compte pas les dimanches (célébration de la résurrection), il dure en fait 46 jours : c’est le pape Grégoire Ier, dit le Grand, qui, à la fin du VIe siècle, avança le début du Carême au mercredi pour obtenir les 40 jours de jeûne en dehors des dimanches. La date de Pâques change chaque année : c’est le dimanche qui suit la première pleine lune après l’équinoxe de printemps, soit entre le 22 mars et le 25 avril. Le mercredi des Cendres se situe donc toujours entre le 4 février et le 10 mars.
Deuil et pénitence
On trouve de nombreuses mentions de la cendre dans l’Ancien Testament, traditionnellement associée au jeûne, au fait de déchirer ses vêtements et de se couvrir d’un sac. D’une manière générale dans l’Antiquité, c’est un signe de deuil, de lamentation, de peine : « Ils jeûnèrent ce jour-là, se couvrirent de sacs, jetèrent de la cendre sur leur tête et déchirèrent leurs vêtements » (1 M 3,47) ; « Tournant le visage vers le Seigneur Dieu, je lui offris mes prières et mes supplications dans le jeûne, le sac et la cendre » (Da 9,3) ; « Mardochée, ayant appris tout ce qui se passait, déchira ses vêtements, se revêtit d’un sac et se couvrit la tête de cendre ; puis il alla au milieu de la ville en poussant avec force des gémissements amers » (Es 4,1).
C’est aussi un signe de pénitence, de repentance : « C’est pourquoi je me condamne et me repens, sur la poussière et sur la cendre » (Jb 42,6) ; « La chose arriva jusqu’au roi de Ninive. Il se leva de son trône, quitta son manteau, se couvrit d’une toile à sac, et s’assit sur la cendre. Puis il fit crier dans Ninive ce décret du roi et de ses grands : « Hommes et bêtes, gros et petit bétail, ne goûteront à rien, ne mangeront pas et ne boiront pas. Hommes et bêtes, on se couvrira de toile à sac, on criera vers Dieu de toute sa force, chacun se détournera de sa conduite mauvaise et de ses actes de violence. Qui sait si Dieu ne se ravisera pas et ne se repentira pas, s’il ne reviendra pas de l’ardeur de sa colère ? Et alors nous ne périrons pas ! » (Jon 3,6-9).
L’offrande du corps
En fait, la première mention qui en est faite se trouve dans la Genèse au chapitre 18, quand Abraham négocie avec Dieu le salut de Sodome : « J’ose encore parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre » (Ge 18,27). La poussière, c’est le degré zéro de la matière, le premier stade de l’humanité avant que Dieu ne donne à l’humain le souffle de vie : « Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant » (Ge 2,7).
Mais la cendre, c’est le stade ultime, ce qui reste quand tout a été consumé ; dans la Bible, la cendre est aussi associée au sacrifice (« la cendre laissée par le feu qui aura consumé l’holocauste sur l’autel » Lv 6,3), et fait l’objet de prescriptions liturgiques précises : « Un homme pur recueillera la cendre de la vache et la déposera hors du camp, dans un lieu pur ; on la conservera pour l’assemblée des enfants d’Israël, en vue de l’eau qui ôte la souillure: c’est un sacrifice pour le péché » (Nb 19,9). La cendre est le signe que le sacrifice a été agréé, que le corps est devenu offrande.
Pénitence publique
Aux tout premiers siècles du christianisme, les cendres étaient imposées sur la tête des pécheurs publics, coupables d’apostasie, d’hérésie de meurtre ou d’adultère, en rite d’excommunication temporaire ou définitive. Ce n’est qu’au VIIe siècle que le rite fut relié au Carême : les pénitents confessaient leurs péchés, recevaient l’imposition des cendres et étaient renvoyés de la communauté ; pendant quarante jours, ils vivaient en marge de la vie sociale (d’où le terme de « quarantaine »), revêtus d’un sac et couverts de cendres, avant de recevoir l’absolution le Jeudi saint et d’être réintégrés dans la communauté.
Au cours du Moyen Âge, la dimension personnelle du péché prend le pas sur son caractère public, et les cendres sont imposées à tous, puisque tous sont pécheurs ; dès le XIe siècle, le rite a déjà l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. La pénitence prend toutefois une forme très allégée : un peu de cendres sur la tête, ou une croix de cendres sur le front. Pas de sac ni de vêtements déchirés : on l’a échappé belle !
Le sacrifice de louange
Recevoir les cendres, c’est donc une manière de réaliser dans son corps les confessions publiques des premiers siècles : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile ». Mais les cendres que nous recevons le mercredi du même nom ne sont pas n’importe quelles cendres ; elles sont issues de la combustion des rameaux bénis l’année précédente, le dimanche des Rameaux. Attention, au passage, aux mises en scène trop réalistes, comme de brûler les rameaux ostensiblement au cours de la célébration, juste avant l’imposition : le prêtre devra porter des gants s’il ne veut pas se brûler les doigts ! Quoiqu’il en soit, on retrouve ici l’image des cendres du sacrifice, en l’occurrence un sacrifice de louange.
Recevoir les cendres, c’est donc aussi, plus subtilement, offrir son corps, et à travers lui toute sa vie, en sacrifice d’holocauste, pour qu’il soit consumé par l’amour brûlant de Dieu : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». Et cette offrande, n’en doutons pas, est immédiatement agréée par Dieu : « L’esprit du Seigneur Dieu est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux humbles, guérir ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs leur délivrance, aux prisonniers leur libération, proclamer une année de bienfaits accordée par le Seigneur, et un jour de vengeance pour notre Dieu, consoler tous ceux qui sont en deuil, mettre le diadème sur leur tête au lieu de la cendre, l’huile de joie au lieu du deuil, un habit de fête au lieu d’un esprit abattu » (Is 61,1-3).
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