« En marche ! » Non, rassurez-vous, je ne vais pas vous livrer aujourd’hui un article politique. J’aimerais simplement vous faire part de quelques réflexions sur un sujet qui revient fréquemment dans la Bible : le déplacement. Déplacement des hommes, déplacement de Dieu, déplacement extérieur et déplacement intérieur, tout est toujours en mouvement. Itinéraires de quelques grands marcheurs devant l’Éternel …
Abraham, le premier voyageur
On marche beaucoup dans les textes bibliques, à commencer par Abraham. Nous avons vu dans la série d’articles que nous lui avons consacrée qu’Abraham est une figure, un archétype de ce que nous sommes tous : des appelés par Dieu (cf. Abraham, la figure de l’Élu). Et quand on est appelé par quelqu’un (et qu’on lui répond), on va vers lui, on se met en marche. Pour cela, Abraham va quitter sa terre, son père, sa famille, pour aller vers un lieu dans lequel, à vrai dire, on ne le voit jamais arriver. La seule fois où il achète une terre, c’est pour y enterrer Sarah (Ge 23,16). Sa vie semble n’être qu’une succession d’étapes, comme si le plus important n’était pas tant d’arriver que de partir : c’est une évidence, pour aller vers un lieu, il faut en quitter un autre.
Abraham part « sans savoir où il va », et le fait est qu’il ne le saura jamais. Mais il s’agit d’un parcours initiatique, une marche vers soi-même, et nous ne savons jamais qui nous sommes réellement : ce que je suis est toujours à venir. Durant ce parcours, au cours de notre vie, nous sommes affrontés, comme Abraham, à diverses problématiques : le mariage, l’engagement, le sacrifice, la fréquentation de l’étranger, la prière de demande, l’intercession … Et à chaque étape, comme Abraham, nous sommes invités à dresser un autel à l’Éternel, c’est-à-dire à établir physiquement une relation avec le Dieu qui nous appelle à nous-mêmes.
Moïse, le chef de caravane
Autre grand marcheur : Moïse. La première fois qu’il se met en route, c’est pour s’enfuir au pays de Madiân après avoir tué un Égyptien (Ex 2,15) Puis il emmène paître le troupeau de son beau-père « par-delà le désert » (Ex 3,1) jusqu’à l’Horeb où il est intrigué par un buisson qui brûle sans se consumer. C’est là que Dieu lui confie la mission de faire sortir les Hébreux d’Égypte, pour « servir Dieu sur cette montagne » (Ex 3,12). Moïse, qui jusque-là n’a pas spécialement brillé par son courage, essaie de se défiler et trouve plein de bonnes excuses pour ne pas obéir. Peine perdue : Dieu sait bien mieux que nous de quoi nous sommes capables. Il insiste tant et tant que Moïse finit par céder. Et comme nous le savons, il fait effectivement sortir le peuple d’Égypte.
C’est plutôt après que ça se gâte : pas de GPS, voilà nos Hébreux errant dans le désert pendant 40 ans à la recherche de la Terre promise. Quarante ans, c’est long : deux générations. Le fait est qu’à la fin « il ne restait personne de ceux qui avaient été recensés par Moïse et le prêtre Aaron, lors du recensement des fils d’Israël dans le désert du Sinaï » (Nb 26,64). Il s’en passe des choses en quarante ans : des joies (la victoire sur les Égyptiens), des déceptions (le manque de nourriture), des cadeaux (la manne), des alliances (au Sinaï), des trahisons (le Veau d’or). On en arrive à oublier pourquoi on est parti, on marche par habitude, par lassitude, on se décourage, on récrimine : « Pourquoi nous avoir fait monter d’Égypte ? Était-ce pour nous faire mourir dans le désert, où il n’y a ni pain ni eau ? Nous sommes dégoûtés de cette nourriture misérable ! » (Nb 21,5)
Mais si un seul homme, Moïse, a reçu une mission, c’est désormais tout un peuple qui est élu. Et élu pour quoi faire ? Pour « servir Dieu sur cette montagne » ! Et de fait, le peuple qui sortira de ce désert aura des structures et des institutions religieuses qu’il n’avait pas auparavant, et un sanctuaire en kit, démontable et transportable ; comme si cette longue marche, sans sécurité, sans installation, était la condition de sa constitution comme peuple, de sa construction, et de son éducation spirituelle.
L’exil, une invitation à revenir
Et puis, il y a des marches moins glorieuses, comme celle des déportés à Babylone que décrit le second livre des Rois au chapitre 24 : dix mille hommes, les fers aux pieds, des notables et des dignitaires, des forgerons, des soldats, et plus tard le roi Sédécias lui-même, prisonnier, les yeux crevés. Marcher n’est pas si simple, portant le poids de nos erreurs, de nos errances, de nos refus de Dieu. Et puis l’exil, loin de la Terre promise si chèrement acquise ; et la question qui revient, lancinante : « Où est-il, ton Dieu ? » (Ps 42,11).
L’exil à Babylone, premier traumatisme de l’histoire d’Israël, est un passage obligé : la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Mais si on y voit pour la première fois le peuple « assis » au bord des fleuves de Babylone, c’est pour y pleurer en se souvenant de Sion : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite m’oublie ! » (Ps 136). L’exil est une invitation à revenir, à nous souvenir de la promesse sans laquelle il n’y a pas de départ (Ge 12,2 ; Ex 3,12), et à nous remettre en route.
Le chemin des prophètes
Parmi les grands marcheurs, il y a les prophètes, à commencer par Elie ; du torrent de Kerit au bord du Jourdain, à la ville de Sarepta au Liban, du mont Carmel au mont Horeb, puis à Abel-Mehola où il appelle Élisée à le suivre, Elie ne tient pas en place. Sa vocation de prophète le pousse là où il ne voudrait pas aller, et à être confronté à des situations où il risque sa vie. Mais à chaque fois, la grâce de Dieu le précède, des corbeaux le nourrissent, et Dieu lui-même passe dans la brise légère …
Il y a aussi Élisée, multipliant les miracles à Jéricho, à Shounem, à Guilgal ; et Tobie, partant récupérer la dette de son père et trouvant au passage la femme de sa vie ; Jonas qui, entendant la mission du Seigneur d’aller à Ninive pour prêcher la destruction, s’enfuit à l’exact opposé ; Amos, berger au royaume de Juda, envoyé prophétiser chez les voisins du nord. Tous ces personnages, et tant d’autres, qui nous rappellent que, lorsque Dieu appelle à le suivre, ce n’est pas pour rire.
Le pèlerin de Nazareth
Jésus, lui aussi, marche ; le Dieu qui a pris notre corps n’est pas resté tranquillement assis sur son trône de gloire. Il part au désert après son baptême par Jean, et lorsqu’il revient à Nazareth, c’est pour se faire jeter par ses concitoyens (Lc 4,30). À partir de ce moment, il ne cessera de voyager, de sortir, de rentrer, d’aller et de venir, de se rendre d’une ville à l’autre, de parcourir la Judée et la Galilée : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête » (Lc 9,58). Mais alors qu’Abraham se mettait en route pour chercher Dieu, Jésus, lui, sort pour l’annoncer : « Allons ailleurs, dans les villages voisins, afin que là aussi je proclame l’Évangile ; car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 3,38). « Chemin faisant », il appelle les gens : « Suis-moi ! » (Mt 9,9) ou « si quelqu’un veut venir à ma suite … » (Mt 16,24) ou encore « Allez ! voici que je vous envoie … » (Lc 10,3).
Jésus ne marche pas seulement pour proclamer l’Évangile, mais aussi pour se rendre en pèlerinage à Jérusalem, en bon Juif. Il y monte, enfant, chaque année pour la Pâque, avec ses parents (Lc 2,41) ; il y monte, adulte, pour les fêtes traditionnelles des Tentes et de la Dédicace. Il y montera une dernière fois pour y être crucifié ; c’est là le départ véritable, celui qui justifie tous les autres. Luc, racontant la Transfiguration de Jésus sur la montagne, précise que Moïse et Elie s’entretiennent avec lui « de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 9,31). Le verbe grec pour accomplir est pleroo, qui signifie mener à son accomplissement, remplir à ras bord ; comme si toute sa vie, toutes ses marches, ne tendaient que vers ce seul but …
Dieu en marche
On le voit, rien n’est plus étranger à Dieu que l’immobilisme : « En lui nous avons la vie, le mouvement et l’être », dit saint Paul dans son discours devant l’Aréopage à Athènes (Ac 17, 28). C’est peut-être même là sa principale caractéristique, et un critère de son action : là où tout est figé, immobile, paralysé, Dieu est absent. Et lui-même n’est pas en reste : « Je marcherai au milieu de vous, je serai votre Dieu, et vous serez mon peuple » (Lv 26,12) ; « Il marche devant vous, le Seigneur, et celui qui ferme la marche, c’est le Dieu d’Israël ! » (Is 52,12) ; et jusqu’à cette exclamation joyeuse : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles ! » (Is 52,7).
Mais les voies de Dieu, on le sait, sont impénétrables (Ro 11,33) : « Mes chemins ne sont pas vos chemins ; autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées » (Is 55,8). Comme il est déroutant, parfois (souvent ?), ce Dieu qui ne cesse de bouger ! On le voudrait tranquille dans son Ciel, et voilà qu’il est à nos côtés ; on voudrait qu’il nous indique la route, et il ne se montre pas ; et lorsque nous pensons avoir avancé vers lui, voilà qu’il nous appelle encore un peu plus loin. Aux heures sombres de nos vies, il vient, comme au soir de la résurrection, faire route avec nous sur nos chemins d’Emmaüs, et nos yeux sont bien souvent « empêchés de le reconnaître » (Lc 24,15-16).
« L’homme croit parce qu’il a deux pieds » dit Régis Debray dans son livre Dieu, un itinéraire (Ed Odile Jacob, 2001). Je ne suis pas sûre qu’il y ait réellement un lien de cause à effet, mais tous ceux qui ont fait un pèlerinage le savent : marcher, c’est prier avec ses pieds. Partir, repartir, faire et refaire ses bagages, s’alléger au fil du temps, soigner ses pieds comme on soigne son âme … et puis rencontrer, parler, penser, oublier, prier. Itinéraire d’une vie, d’une marche à la suite de Celui qui nous répète encore : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi » (Jn 14,6).
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